Il arrive parfois que l’œuvre d'un écrivain, un vrai, soit vouée à l'incompréhension, à l'oubli, voire à la dénégation totale. C'est comme ça, c'est la marche du monde. Inadéquation à l'époque et à sa doxa, relation au monde de l'édition ou malchance bête et dommage. Dans le cas de Michel Bernanos (1923-1964), l'ombre de Georges, son géant de père, n'aura pas joué en sa faveur. Il essaya d'échapper à l'inévitable évocation de cette filiation en écrivant uniquement sous pseudonymes : Michel Talbert, Michel Drowin... Si les deux hommes ont exploité la littérature de genre pour y injecter une forme et un contenu originaux, Michel a privilégié un regard plus désespéré que mystique, plus poète qu'insurgé. Évidemment, les choses sont complexes et l'on sait que le père est toujours là, proche ou lointain, heureusement ou pas.
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Pour la plupart achevés peu avant la mort de Michel Bernanos, ses écrits - de la poésie et quelques romans fantastiques - ont presque une valeur testamentaire. Avant de poser là sa vie et son œuvre, Michel aura pas mal voyagé, notamment au Brésil, puis intégré la Résistance sur un chasseur de sous-marins et participé au débarquement sur les plages normandes. Sur la fin, il aura écrit certes, mais aussi déprimé, notamment suite à une abstinence chèrement acquise. Au plein cœur de l'été 1964, des scouts trouvèrent son cadavre accompagné d'un sac de sport vide et de sa carte d'identité déchirée, dernier signe peut-être de son refus de la lignée. Il ne reste dès lors plus que ses quelques écrits, réédités sous son nom véritable, justice posthume.
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Dans La montagne morte de la vie (Jean-Jacques Pauvert, 1967, réédition La Table Ronde, 1984, 2008), le récit commence comme un roman d'apprentissage maritime, évoque durant quelques pages une robinsonnade classique avant de s'achever en cauchemar désespéré. Il s'agit de l'histoire d'un jeune homme embarqué par erreur sur un bateau où, bien vite, la disette transforme l'équipage en une troupe maudite : ivre, meurtrière et cannibale. Les visions horribles qu'endure notre héros le déniaisent, mais le rendent en quelque sorte complice d'une faute qu'il devra expier. Un naufrage jette alors celui qui venait d'avoir 18 ans en compagnie du cuisinier de bord sur les rivages d'un île étrange où voisinent étendues d'eaux sanglantes, arbres et fleurs meurtriers et statues anthropomorphes grimaçantes. Surtout, d'étranges phénomènes attestent un culte lié à une montagne d'où s'échappent des battements de vie assourdissants. Apeurés, les deux compagnons décident de rejoindre cette montagne dont ils pensent que l'autre versant donne accès à la vie et au salut. Peu à peu littéralement pétrifiés, de plus en plus désespérés et finalement résignés à leur sort, ils achèveront leur course transformés en statues de pierre, toujours conscients de leur état pour les siècles à venir, accrochés aux flancs de la montagne maudite.
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En utilisant les codes du roman d'aventures fantastique et maritime, Bernanos parvient ici à faire une magnifique variation sur les thématiques de la faute et du rachat, de la "pétrification" de l'âme et de la destinée forcément désenchantée de l'humanité. Ce texte court, efficace, qui se lit presque d'une traite, est servi par une langue limpide et poétique, offrant de magnifiques images : le ciel rouge s'assombrissant peu à peu, la végétation palpitant d'une vie démoniaque, la montagne et les corps pétrifiés accrochés à ses pentes. J'ai parfois eu l'impression de me balader dans une toile de peintre, quelque part entre Turner et Ernst. Ci-dessous, un court extrait du début du roman, où la normalité est toujours de mise :
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"Il y eut un moment d'arrêt quand apparut le commandant armé de deux pistolets. Mais il fut de courte durée : un coutelas adroitement lancé vint le frapper en pleine gorge. Le sang jaillit aussitôt. Le malheureux tituba, puis s'écroula en déchargeant ses deux pistolets en direction des mutins. L'un deux, atteint par une balle, s'écroula à son tour en se tenant le ventre.
Les hommes, que la vue du sang avait rendus fous furieux, se saisirent du commandant et s'apprêtèrent à le passer par-dessus bord, lorsqu'une voix hurla :
- Et si on le bouffait ?
Un murmure s'éleva, suivi d'un long silence. Puis tous à la fois se précipitèrent sur le cadavre du commandant, qui fut dépecé en un rien de temps. Frappé d'horreur, je ne parvenais pas à détacher mes yeux de l'incroyable spectacle. Au bord de la nausée, je regardais ces êtres civilisés se partager le corps de leur commandant, qu'ils mangeaient maintenant avec une joie ignoble qui n'avait plus rien d'humain. Certains, mis en appétit par ce repas atroce et estimant sans doute leur faim insuffisamment satisfaite, se tournèrent vers le matelot blessé.
- Non ! hurla le malheureux.
Mais il fut achevé sauvagement, et ses membres à leur tour partagés.
Je restai une grande partie de la nuit debout, face à ce cauchemar. Toine avait regagné son hamac sans une parole. Mais il ne dormait pas. Je le voyais, lorsque je me tournais vers lui, se balancer en s'aidant de son pied collé à la paroi arrondie du navire. Parfois il se soulevait et lançait un long jet de salive. La chaleur devenant intenable, je lui demandai :
- Si on ouvrait un peu l'un des hublots ?
- Tu peux, me répondit-il, les chiens sont gavés.
Je m'empressai d'entrouvrir l'étroite ouverture. Mais aussitôt je fus pris de vomissements, une odeur écœurante et sucrée venant de s'introduire dans notre cuisine privée de tout air frais.
- Ca pue le sang, petit, fit Toine. Si tu supportes pas, vaut mieux que tu refermes.
J'obéis. Mais, avant de rejoindre mon hamac, je jetai un dernier coup d’œil à l'extérieur. La nuit maintenant commençait à s'éloigner, faisant pâlir les étoiles. La ligne où le jour prenait naissance était déjà striée d'or. Les hommes, devenus silencieux, étaient pour la plupart allongés sur le pont, digérant leurs crimes. Certains fixaient devant eux des yeux hagards, remplis de vide, comme s'ils avaient voulu chercher l'oubli dans le lointain, là où le jour pur marquait l'aurore."
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Pour la plupart achevés peu avant la mort de Michel Bernanos, ses écrits - de la poésie et quelques romans fantastiques - ont presque une valeur testamentaire. Avant de poser là sa vie et son œuvre, Michel aura pas mal voyagé, notamment au Brésil, puis intégré la Résistance sur un chasseur de sous-marins et participé au débarquement sur les plages normandes. Sur la fin, il aura écrit certes, mais aussi déprimé, notamment suite à une abstinence chèrement acquise. Au plein cœur de l'été 1964, des scouts trouvèrent son cadavre accompagné d'un sac de sport vide et de sa carte d'identité déchirée, dernier signe peut-être de son refus de la lignée. Il ne reste dès lors plus que ses quelques écrits, réédités sous son nom véritable, justice posthume.
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Dans La montagne morte de la vie (Jean-Jacques Pauvert, 1967, réédition La Table Ronde, 1984, 2008), le récit commence comme un roman d'apprentissage maritime, évoque durant quelques pages une robinsonnade classique avant de s'achever en cauchemar désespéré. Il s'agit de l'histoire d'un jeune homme embarqué par erreur sur un bateau où, bien vite, la disette transforme l'équipage en une troupe maudite : ivre, meurtrière et cannibale. Les visions horribles qu'endure notre héros le déniaisent, mais le rendent en quelque sorte complice d'une faute qu'il devra expier. Un naufrage jette alors celui qui venait d'avoir 18 ans en compagnie du cuisinier de bord sur les rivages d'un île étrange où voisinent étendues d'eaux sanglantes, arbres et fleurs meurtriers et statues anthropomorphes grimaçantes. Surtout, d'étranges phénomènes attestent un culte lié à une montagne d'où s'échappent des battements de vie assourdissants. Apeurés, les deux compagnons décident de rejoindre cette montagne dont ils pensent que l'autre versant donne accès à la vie et au salut. Peu à peu littéralement pétrifiés, de plus en plus désespérés et finalement résignés à leur sort, ils achèveront leur course transformés en statues de pierre, toujours conscients de leur état pour les siècles à venir, accrochés aux flancs de la montagne maudite.
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En utilisant les codes du roman d'aventures fantastique et maritime, Bernanos parvient ici à faire une magnifique variation sur les thématiques de la faute et du rachat, de la "pétrification" de l'âme et de la destinée forcément désenchantée de l'humanité. Ce texte court, efficace, qui se lit presque d'une traite, est servi par une langue limpide et poétique, offrant de magnifiques images : le ciel rouge s'assombrissant peu à peu, la végétation palpitant d'une vie démoniaque, la montagne et les corps pétrifiés accrochés à ses pentes. J'ai parfois eu l'impression de me balader dans une toile de peintre, quelque part entre Turner et Ernst. Ci-dessous, un court extrait du début du roman, où la normalité est toujours de mise :
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"Il y eut un moment d'arrêt quand apparut le commandant armé de deux pistolets. Mais il fut de courte durée : un coutelas adroitement lancé vint le frapper en pleine gorge. Le sang jaillit aussitôt. Le malheureux tituba, puis s'écroula en déchargeant ses deux pistolets en direction des mutins. L'un deux, atteint par une balle, s'écroula à son tour en se tenant le ventre.
Les hommes, que la vue du sang avait rendus fous furieux, se saisirent du commandant et s'apprêtèrent à le passer par-dessus bord, lorsqu'une voix hurla :
- Et si on le bouffait ?
Un murmure s'éleva, suivi d'un long silence. Puis tous à la fois se précipitèrent sur le cadavre du commandant, qui fut dépecé en un rien de temps. Frappé d'horreur, je ne parvenais pas à détacher mes yeux de l'incroyable spectacle. Au bord de la nausée, je regardais ces êtres civilisés se partager le corps de leur commandant, qu'ils mangeaient maintenant avec une joie ignoble qui n'avait plus rien d'humain. Certains, mis en appétit par ce repas atroce et estimant sans doute leur faim insuffisamment satisfaite, se tournèrent vers le matelot blessé.
- Non ! hurla le malheureux.
Mais il fut achevé sauvagement, et ses membres à leur tour partagés.
Je restai une grande partie de la nuit debout, face à ce cauchemar. Toine avait regagné son hamac sans une parole. Mais il ne dormait pas. Je le voyais, lorsque je me tournais vers lui, se balancer en s'aidant de son pied collé à la paroi arrondie du navire. Parfois il se soulevait et lançait un long jet de salive. La chaleur devenant intenable, je lui demandai :
- Si on ouvrait un peu l'un des hublots ?
- Tu peux, me répondit-il, les chiens sont gavés.
Je m'empressai d'entrouvrir l'étroite ouverture. Mais aussitôt je fus pris de vomissements, une odeur écœurante et sucrée venant de s'introduire dans notre cuisine privée de tout air frais.
- Ca pue le sang, petit, fit Toine. Si tu supportes pas, vaut mieux que tu refermes.
J'obéis. Mais, avant de rejoindre mon hamac, je jetai un dernier coup d’œil à l'extérieur. La nuit maintenant commençait à s'éloigner, faisant pâlir les étoiles. La ligne où le jour prenait naissance était déjà striée d'or. Les hommes, devenus silencieux, étaient pour la plupart allongés sur le pont, digérant leurs crimes. Certains fixaient devant eux des yeux hagards, remplis de vide, comme s'ils avaient voulu chercher l'oubli dans le lointain, là où le jour pur marquait l'aurore."
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