"Il nous faut désapprendre de prétendre à disséquer la réalité sociale
comme si nous pouvions avoir un regard objectif du dehors. Nous sommes
toujours "dans" quelque chose, nous ne pouvons que glisser de
perspective en nous mettant localement en dehors, un peu à la façon de
ces surfaces topologiques où il n'y a pas d'observatoire qui soit en
dehors de tout, seulement des points extérieurs par rapport à des
constellations de lieux singuliers. Pour l'anthropologue, le défi est
justement de changer souvent de place pour "remonter" les choses par des
relations, suivre des traces comme un chasseur qui piste. Il y a
toujours un moment où l'empreinte mène au gibier, on peut le consommer
et le partager, ça fait partie de la survie, et ce n'est jamais terminé,
sauf à considérer le plaisir d'un repas comme un achèvement en soi.
Mais pour être un bon chasseur, disent les Aborigènes, il faut un peu se
mettre à la place de l'animal lui-même, changer de rôle, s'arrêter,
s'identifier à son environnement, à sa manière de voir, prédire ses
mouvements, parfois courir, parfois ralentir, parfois crier, parfois
rester sans un bruit, être patient, voire souffrir pour que ce qui nous
échappe se laisse attraper sans que soit rompue l'alliance entre les
humains et l'espèce en question. Beaucoup de gens n'aiment pas la
chasse, la trouvant primitive, sanglante, trop meurtrière : ils oublient
souvent qu'à travers nos actualités et nos films de divertissement nous
sommes des prédateurs bien plus meurtriers. L'art du chasseur est
indissociable de celui qui cherche à générer la vie : chaque société
essaie de répondre à sa manière à cette question de comment se
reproduire et faciliter la production créative de son environnement,
quel qu'il soit."
Extrait de Barbara Glowczewski, Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens. Plon, Terre Humaine, 2004.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire