"Chacun a vu un
jour (encore qu'aujourd'hui
on cherche à
nous cacher jusqu'à la vue du feu)
ce que devient la
feuille de papier près de la flamme,
comme elle se
rétracte, hâtivement, se racornit,
s'effrange... Il
peut nous arriver cela aussi,
ce mouvement de
retrait convulsif, toujours trop tard,
et néanmoins
recommencé pendant des jours,
toujours plus
faible, effrayé, saccadé,
devant bien pire
que du feu.
Car le feu a
encore une splendeur, même s'il ruine,
il est rouge, il
se laisse comparer au tigre
ou à la rose, à
la rigueur on peut prétendre,
on peut
s'imaginer qu'on le désire
comme une langue
ou comme un corps ;
autrement dit,
c'est matière à poème
depuis toujours,
cela peut embraser la page
et d'une flamme
soudain plus haute et plus vive
illuminer la
chambre jusqu'au lit ou au jardin
sans vous brûler
– comme si, au contraire,
on était dans
son voisinage plus ardent, comme s'il
vous rendait le
souffle, comme si
l'on était de
nouveau un homme jeune devant qui
l'avenir n'a pas
de fin...
C'est autre
chose, et pire, ce qui fait un être
se recroqueviller
sur lui-même, reculer
tout au fond de
la chambre, appeler à l'aide
n'importe qui,
n'importe comment :
c'est ce qui n'a
ni forme, ni visage, ni aucun nom,
ce qu'on ne peut
apprivoiser dans les images
heureuses, ni
soumettre aux lois des mots,
ce qui déchire
la page
comme cela
déchire la peau,
ce qui empêche
de parler en autre langue que de bête."
Philippe Jaccottet, Parler dans le recueil Chants d'en bas (1977).
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