Dans un essai passionnant intitulé Culture, nature, environnement. Vers une écologie de la vie (issu de l'indispensable Marcher avec les dragons édité en 2013 par le non moins indispensable Zones Sensibles, et traduit de l'anglais par Pierre Madelin), Tim Ingold plaide pour une "écologie du sensible", une "poétique de l'habiter" et pour une reconsidération de "l'intuition". C'est assez fort. Par peur de les simplifier, je ne présenterai pas par le menu toutes les idées de ce texte. Au détour de considérations sur les rapports qu'entretiennent forme et sensation, Ingold s'intéresse à l'exemple de la musique, car celle-ci "peut aller jusqu'à refléter... la morphologie de la sensation." (pour reprendre les termes de Susanne Langer, citée par l'auteur dans son article), et s'arrête sur le cas de Leoš Janáček. Et il y est notamment question d'écoute, de chant, des vagues et de "l'arbre de vie"...
"Dans (un) essai, Janáček décrit un épisode de sa vie où, debout au bord de la mer, il transcrivait le son des vagues. Les vagues "déferlent en essaims, toujours plus haut ; chacune jette son motif, râlant. Celle-ci murmure, celle-là hurle" (Janáček, Ecrits, choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, 2009, p. 180). La figure ci-dessus est une reproduction de ce qu'il nota dans son carnet. Mais ces esquisses musicales ne sont pas de simples comptes rendus mécaniques des sons tels qu'ils parvenaient à ses oreilles. Car Janáček ne se contente pas d'entendre, il écoute. Autrement dit, sa perception est aiguisée par une attention soutenue. Comme le fait d'observer et de sentir, l'écoute est un acte. Au moment où il est attentif, le mouvement de la conscience du compositeur fait écho aux sons des vagues, et chaque esquisse donne forme à ce mouvement.
Mais Janáček nous apprend quelque chose de plus. Tout au long de sa carrière, il fut un collectionneur compulsif de ce qu'il appelait les "mélodies du langage". Il gribouillait la forme mélodique de bribes de conversations recueillies auprès de toutes sortes de personnes, à travers leurs activités quotidiennes : une ménagère appelant ses poules en répandant du grain, un vieil homme grommelant alors qu'il se rend à son travail, des enfants en train de jouer, etc. Mais ces notes ne se réduisaient pas aux sons humains. La parole, pour Janáček, est une sorte de chant, et il en va de même de tous les autres sons qui résonnent dans notre conscience, des bruits des vagues au gloussement des poules dans une ferme ou à la "nuit sanguinaire" d'un moustique, en passant par le tintement d'une vieille cloche rouillée ou le son inquiétant d'une conduite d'eau éclatée. Nous faut-il donc penser qu'à travers ces mélodies, la nature tente de communiquer avec nous, de nous envoyer des messages encodés dans des motifs sonores ? Le point de vue de Janáček est assez différent. Selon lui, il nous faut cesser de penser aux sons de la parole comme s'ils étaient de simples véhicules de la communication symbolique, comme s'ils ne servaient qu'à extérioriser des états intérieurs tels que des croyances, des propositions ou des émotions. Car le son, comme l'écrit Janáček, "s'épanouira en un être complet [...]. Il n'est point de sons qui soient détachés de l'arbre de vie" (Janáček 2009, p. 197, 306 ; italiques de l'auteur)."
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