Cheveux 1964 (detail). Courtesy Rüdiger Schöttle/ Estate of Běla Kolářová
En 1865, on découvre non loin de Hyères dans le Var, au milieu de la forêt de pins, un homme sauvage, prénommé Laurent. L'individu vit depuis plusieurs mois en ermite dans les forêts de la région, se nourrissant des produits de la nature. A l'invitation de l'Académie de médecine, le professeur Cerise se rend sur place pour visiter le "Sauvage du Var", "un homme de taille moyenne, bien conformé. Il est couvert pour tout vêtement d'un caleçon de toile de coton descendant au bas de la cuisse. (...) Sa barbe et ses cheveux sont extrêmement abondants, ont de 60 à 70 centimètres de long..." Les visiteurs photographient le personnage et le médecin l'interroge sur le sens de cette existence hors du monde et au plus près de la nature. Le "sauvage" répond avec plaisir aux questions de son visiteur et ne manque pas de lui montrer la manière dont il vit. Et le professeur d'aller à Paris lire son rapport devant l'Académie. Ce rapport, monument de narration scientifique, rapporte surtout un dialogue insolite (...).
"Il chargea sur ses épaules un sac de toile qu'il emporta avec lui.
- Qu'emportez-vous donc ainsi ?
- Ce sont mes cheveux et ma barbe que je ramasse chaque mois depuis six ans.
- Mais dans quel but ?
- Pour m'en faire un vêtement.
- Voulez-vous nous le montrer ?
Il ouvrit son sac et nous montra une masse de cheveux au moins du volume de sa tête ; plus quatre énormes pelotons de cheveux très habilement filés ; plus un filon de baleine de 70 centimètres de longueur, autour duquel un nombre considérable de mèches étaient attachées, toutes numérotées et étiquetées comme objet le plus précieux qu'il eut à conserver.
- Qu'est ce que cela, lui demandons-nous ?
- C'est ma barbe de tous les mois ; tenez celle du mois de janvier.
Il prit l'une de ces mèches, l'enleva du rouleau, détacha un papier qui l'enveloppait, et me présenta à lire ce qu'il y avait écrit. Je copiai de ma main l'inscription ; je lui demandai d'accepter la mienne en échange de la sienne, à titre de souvenir de lui. Il y consentit :
"en date de 1865, moi,
Laurent L. age de trante 9 an
Lare colete de mon core du moi janvier
entre barbe et cheveu recoleté le 30 janvier"
Chaque petit rouleau avait son étiquette ; le soin avec lequel les poils de sa barbe avaient été chaque mois réunis racine à racine, témoignait assez de l'importance de l'objet. (...)
- C'est aussi la récolte de mon corps, nous dit-il."
Extrait de Philippe Artières, Le ruban noué de la liasse. Pratiques d'archivage et esthétique de l'existence dans le Catalogue de l'exposition Habiter poétiquement le monde, Lille, 2010, pp. 99-102.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire