Où il est question du sauvage, de la révolte liée à l'usage des bois et de la mise en scène "de rites de reconquête des périmètres forestiers désormais défendus". Où on ne peut s'empêcher de penser à certaines zones à défendre bien contemporaines... L'extrait est issu de la très bonne synthèse de Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, pp. 196-198 (pour les notes de bas de page, voir le livre).
"Pour les gens du bois comme pour ceux du finage, la forêt représentait donc le "sauvage", un monde de liberté échappant à l'univers de la ville et aux règles du social, "un espace de nature contre celui de la Société structurée". Les mythes médiévaux d'un âge d'or lointain de libre et total accès aux bois n'étaient pas morts. Face aux nouvelles entraves financières ou juridiques, ils ressortaient avec plus de force encore. Comme au Moyen Âge, les villageois se battaient pour le respect des anciennes libertés et des traditions locales.
Fermer l'accès aux bois, c'était faire renaître l'immense traumatisme du monde rural interdit de chasse et de futaie depuis le Moyen Âge. L'exclusion des "forêts" réactivait donc les profonds clivages sociaux qui avaient séparé les roturiers des nobles dans les usages du bois. Cette éviction renforçait, une fois encore, les constructions identitaires mais aussi les différentes échelles de cohésion du groupe, du village ou de la région contre l'intrusion d'un ordre nouveau et étranger. Lutter contre les gardes et la restriction des usages était aussi une question de fierté, de conscience de soi et d'affirmation de sa liberté. (...)
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, le mécontentement des ruraux pouvait exploser en poussée de colère. Furieux d'une saisie, d'un bornage, d'un cantonnement "inéquitable", d'une réduction des affouages, on renversait les haies et on comblait les fossés, on insultait, pis, on rouait de coups un garde, on incendiait ou on pillait un bois. Ces contestations pouvaient aussi prendre une tournure plus agressive et se transformer en véritables jacqueries. Les XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles furent émaillés de révoltes de paysans, de bûcherons, de scieurs, de fendeurs, de charbonniers et de manouvriers, protestations violentes contre le nouvel encadrement des bois.
Les plus connues - la guerre des Demoiselles en Franche-Comté en 1765 ou la guerre des Demoiselles contre le Code forestier en Ariège (1829-1831) - se déroulèrent selon un même scénario. Les rebelles malmenaient les symboles de l'autorité pour bien montrer leur rejet d'un ordre étranger ou dominant. Ils s'en prenaient aux gardes, aux textes législatifs et mettaient en scène des rites de reconquête des périmètres forestiers désormais défendus. Ces manifestations se faisaient souvent sur un mode parodique avec des logiques d'inversion reprenant les rituels du carnaval. Affublés de longues chemises de femme ou le visage barbouillé de suie, les paysans et les coureurs des bois francs-comtois et ariégeois attaquaient les représentants de la loi puis disparaissaient en se repliant dans la forêt. Ces harcèlements de l'autorité s'inscrivaient plus dans une logique de défi que de véritable violence. Loin de chercher à renverser un régime ou un système politique, les insurgés voulaient simplement faire triompher la coutume et les pratiques traditionnelles d'une communauté villageoise ou d'une région face au droit écrit, à l'administration centralisée et au pouvoir national. En quelque sorte, ils souhaitaient rétablir une solidarité sociale et un passé idéalisés, un ordre soi-disant immuable des choses. Dépourvus de toute velléité révolutionnaire, ces mouvements n'en restaient pas moins préoccupants et comme tels étaient matés dans le sang."
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