"Je ne suis pas venu au monde
pour forger des bras aux centaures,
pour donner mon sang aux mouchoirs
qui sèchent au clair de lune.
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Je ne suis pas venu au monde
pour combattre mon ombre,
ni pour trouver un jour mes poings
becquetés par les faisans.
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Je ne suis pas venu pour frapper
ni pour rire à la mort.
Je ne me souviens plus,
des civières s'en vont,
des galères flambent,
des genoux tremblent et des faucons se posent
sur des boules fragiles et vivantes.
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Si je regarde en arrière,
la mort s'en va à reculons,
indéfiniment des portes claquent
jusqu'aux placards de l'horizon.
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La mort au rire vulgaire
derrière ses persiennes vertes
suce un bonbon anglais
et les tapis sont mouillés de tisanes.
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Je ne suis pas venu au monde,
au commencement il n'y a qu'un grand rire,
au coin d'une rue une poupée de plâtre
ouvre, en suant une eau verte de rage,
des boîtes qui ne contiennent que des boîtes,
et sans fin des boîtes.
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Plus loin, comme un coeur suce le sang,
un trou dans une chair gigantesque m'aspire,
des murs vivants, rouges et chauds,
me traînent par la gorge,
je ne veux plus me retourner,
que tout à l'heure on m'assassine
d'un coup de couteau de cuisine
entre les deux épaules."
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René Daumal, La nausée d'être dans Le Contre-Ciel (1930) (Poésie/Gallimard, pp. 145-146).
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"Il courait, il courait, le malheureux,
sous la lune et dans les cendres,
son pied glissait sur les plages
et la forêt vierge arrachait ses cheveux.
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Il courait, il courait comme un fou,
gesticulant de ses longs membres noirs ;
la neige pénétrait son sang,
le sable sa cervelle.
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Dans chaque capitale il trouvait des amis
au fond d'un café des faubourgs,
ils l'embrassaient, lui donnaient de l'alcool,
des cigares et des femmes aux yeux bêtes.
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Il caressait leurs cheveux,
il mangeait une assiettée de soupe
et s'en allait, ses grands bras ridicules
levés vers un ciel gris et jaune.
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Ah ! qu'il en avait des amis, des amis,
de vrais amis de par le monde,
il courait, il courait sur les routes et les plages,
parce que ce n'était jamais cela.
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Il court encore, mes amis, mes amis,
ne prenez pas cet air stupide,
un oeil de trop, un nez de moins,
et chaque fois le tableau est manqué.
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Il court, il court, et dans les bars des faubourgs,
on discute de son cas ;
les piles d'assiettes tombent des bras des servantes,
chacun rentre chez soi seul, se mordant les lèvres.
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Il tourne, il tourne, mes amis,
à s'en rompre les artères."
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René Daumal, L'errant dans Le Contre-Ciel (1930) (Poésie/Gallimard, pp. 120-121).
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J'aime beaucoup la poésie de René Daumal (1908-1944). Il serait temps que je découvre ses textes en prose, notamment son Mont Analogue et sa Grande Beuverie. La photographie ci-dessus montre René Daumal quelques jours avant sa mort, le 19 mai 1944. Elle a été prise par Luc Dietrich (1913-1944) dont il faudrait aussi essayer l'Apprentissage de la ville et Le bonheur des tristes.
Addenda : je trouve que L'errant ressemble très très fort à une chanson de Dominique A que j'apprécie particulièrement : Hasta que le cuerpo aguante. Voilà, c'est dit.
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1 commentaire:
quelque connaitrait-il ce poème interprété en musique? j'avais jadis un enregistrement magnifique de ce texte chanté mais je ne me souviens plus du nom l'interprète. si quelqu'un peux me renseigner, merci beaucoup.
valoshh@hotmail.com
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