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« L'eau l'a gardée tout le mercredi, tout le jeudi, tout le vendredi et tout le samedi matin encore, bien qu'on eût été fouiller partout avec des perches et des crocs, mais on n'avait rien découvert, parce qu'elle a dû tourner ces trois jours sur place ou bien elle était restée prise à des racines sous un surplomb ; alors elle aura balancé là tout ce temps et jusqu'au moment où ses cheveux auront cédé ou bien peut-être que c'est sa jupe ; c'est-à-dire que c'était le samedi dans la matinée, peu après que le mulet aux provisions était parti pour le chalet, étant convenu qu'il n'irait pas jusqu'au chalet et que les provisions seraient déposées au Scex Rouge... Alors la question avait été : "Faut-il prévenir Joseph?" mais tout de suite on s'était dit : "Non, gardons-nous en bien, il voudra descendre..." Le mulet est parti, disent-ils, vers huit heures ; le vieux Théodule était dans son pré. Il ne le quittait plus ; il passait là toute la journée, toutes ses journées ; il avait passé là ces trois journées, regardant si elle ne viendrait pas. Elle ne venait pas. et puis elle est venue : peut-être qu'elle avait fini par avoir pitié de lui... »
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« Le vieux Théodule était dans son pré, disent-ils ; tout à coup, il la voit qui vient. Elle venait comme sur une balançoire ; elle s'est arrêtée devant lui un petit moment... Il s'avance, mais elle repart ; alors il a marché à côté d'elle et, à mesure qu'elle avançait, il avançait... A ce moment, elle se trouvait être dans le beau milieu de la rivière, de sorte qu'elle venait sans empêchement, le menton en l'air. L'eau la soutenait bien, elle se laissait faire, elle montait et descendait comme sur une balançoire, pendant que sa jupe gonflée s'élevait plus haut que l'eau et son tablier était dessus... On n'a eu qu'à la laisser venir jusqu'au pont... C'était après le petit Ernest, après le mulet tombé, après l'accident de Romain. Et puis il y avait toujours, là-haut, la maladie... »
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Charles-Ferdinand Ramuz, La grande peur dans la montagne (1926), Les cahiers rouges, pp. 130-131.
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Roman incroyable.
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La peinture : Ophélie de John Everett Millais (1851-1852, Londres, Tate Britain).
Le photographie : Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) en 1935 par Gustave Roud (Fonds photographique Gustave Roud, BCU de Lausanne)
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