"En ce temps-là, les morses faisaient halte sur le sable et les tours de forage ne se découpaient pas encore sur l'horizon. Khabtchikal était dans le négoce des ours blancs et Ivan Pourpeï, affalé dans son tchoum, ses ailes d'aigle déployées, se languissait de son ami de la Grande Terre, le chaman-corbeau. Il y avait des renards, des zibelines d'une espèce rare, à poils foncés, et des loups gris. Quand les loups disparurent, ce fut la fin des temps des héros. Tu me diras : "Et pourquoi ?" Je répondrai : "Est-ce que je sais ? Le héros va de pair avec le loup." Il règne sur le monde libre, non domestiqué par l'homme. Il ne connaît pas la loi, comme il ne connaît ni la fatigue ni la pitié envers les faibles. Le monde lui appartient : sans frontières et sans peur, il va de l'avant, étonne par sa force et sa puissance ceux qui ne font rien. Car le héros doit étonner les hommes, et son souvenir, quelle qu'en soit la forme, doit survivre longtemps dans la conscience qu'un peuple a de lui-même : exploits mythiques, miséricorde inouïe, ou sanglante cruauté. Le héros accomplit ses oeuvres sur une toile vierge où l'espace ne lui est pas compté. Viennent ensuite l'ordre et la loi, le héros se sent à l'étroit, il souffre d'un trop-plein de force, on ne peut le domestiquer : c'est pour cela qu'il n'attend rien de bon des temps nouveaux. Tu me diras : "Tu racontes là de drôles de choses." Mais je parle du héros épique, non de ceux proclamés héros pour leur bravoure sur des champs de bataille, ou leurs quelques travaux d'utilité publique. Je répondrai donc : "A toi de juger." Il n'y eut plus de loups. Il n'y eut plus d'ours, plus de poissons ni d'animaux dans la mer. Vinrent le papier, l'imprimé, les journées de travail, le salaire, les magasins, la vodka, l'ivresse et l'oisiveté. Des hommes différents arrivèrent, d'abord quelques-uns, puis d'autres, de plus en plus nombreux, qui s'imposèrent et remplacèrent les autres : il n'y eut plus de héros.
Je répète que j'ai eu de la chance : j'ai trouvé en vie le dernier des héros de ce peuple en voie d'extinction. Je l'ai reconnu au respect que lui portaient les anciens qui gardaient encore le souvenir du nomadisme, savaient ce qu'était la vraie vie et étaient prêts à en voir la fin. Le héros était malade, il allait mourir, avec lui mourait l'espoir, et ils n'en avaient pas d'autre.
Dans les terres reculées du Grand Nord, notre temps est très proche du temps des épopées ; quelques dizaines d'années à peine nous en séparent et les pères des vieillards actuels se remémorent quelques bribes des chants interminables, tels que le Mabinogi, exaltant les expéditions d'antan et les victoires de leurs ancêtres qui se déplaçaient vers le Grand Nord.
Ô sort cruel ! Aujourd'hui, les descendants de ces vieillards - petit peuple sans force ni puissance - attendent tranquillement la fin sur leur rivage, rappelant de temps à autre leur existence par quelque note plaintive..."
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Vassili Golovianov, Eloge des voyages insensés ou L'île, Verdier, 2008, pp. 339-340.
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L'exploration de l'île de Kolgouev, dans la mer des Barents, par l'écrivian russe Vassili Golovianov, est un des récits les plus beaux et les plus originaux lus récemment. Il faut s'y plonger, vraiment. Pour plus d'infos, voir ici.
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