Dans la série des nombreux albums issus d'enregistrements d'Alan Lomax, Prison Songs Historical Recordings from Parchman Farm 1947-48 tient à notre avis une place particulière. Pour son contenu historique, social et politique bien sûr. Mais aussi pour cette musique, grave et lancinante, indissociablement liée au travail forcé et à l'enfermement.
Ces jours-ci paraît enfin une traduction de The Land Where the Blues Began, Le pays où naquit le blues (Les fondeurs de briques, 2012), soit un épais recueil des souvenirs d'Alan Lomax consacré à ses collectes de musiques dans le Sud des États-Unis. Lomax y conte sa rencontre avec une musique, mais aussi, et c'est peut-être là l'aspect le plus intéressant du livre, avec des personnes aux vies diverses, croisées dans les églises, les plantations et les pénitenciers. Ci-dessous, un extrait des belles pages consacrées à la prison de Parchman Farm (pp. 366-367). Les photos en haut (de 1959) sont issues des très riches collections en ligne de Cultural Equity.
"Un enfer brûlant
Whan I get back home, I'm gonna walk and tell
That Brazos River is a burning hell.
(Quand je rentrerai chez moi, j'vais marcher en racontant
Que la rivière Brazos est un enfer brûlant.)
J''avais dix-sept ans lorsque j'entendis cette chanson pour la première fois. Je scrutai les visages noirs et couverts de poussière des détenus qui chantaient - la honte et la colère se déversèrent sur moi. Ce sont mes frères, ce sont mes frères, ne cessais-je de me répéter. A partir de leur douleur, ils ont créé un fleuve de chant. Comment pourrais-je leur revaloir cette beauté si durement gagnée ?
Je jetai un coup d'oeil vers les gardiens coiffés de Stetson, dans le dortoir. Là-bas, un visage flasque et cuit par le soleil près de la fenêtre, les mâchoires remuant, monotones, sur une chique, les dents gâtées et jaunies ressortant de temps à autre, tels les crocs d'un vieux loup, les yeux jaunes d'un loup ; là-bas, un gars à la bouche de poisson-chat, en train de ronfler contre les barreaux noirs, ses petits yeux exorbités plombés de sommeil ; à côté de lui, un jeune détenu noir debout penché contre les froids barreaux, les étreignant contre sa poitrine comme pour étouffer le vide brûlant qui le consumait - une gazelle entre deux tigres. Même si la gazelle avait tué, son geste était commis dans la passion ; en revanche, les gestes des tigres, ses gardiens, étaient d'une brutalité achevée et payée, conçue pour briser les esprits d'autres hommes et les forcer à se courber comme des esclaves.
Dans l'intervalle, les voix puissantes des détenus se mêlèrent et firent monter leur chant comme le faitage de marbre planté sur des colonnes d'harmonie aussi brillantes que l'onyx. Ils chantaient à cause d'une détresse abjecte et d'un désespoir absolu et, pourtant, le son était majestueux, aussi large que les vastes champs de canne à sucre, aussi élevé que là-haut le ciel bleu du Texas. De même, les ancêtres africains parlaient directement, par le chant, à leur panthéon ancestral, en appelant aux dieux du tonnerre, de la mer et de la tombe ; de même, leurs ancêtres esclaves apprenaient à parler directement aux héros de l'Ancien Testament, au vieux Noé, au petit David, à Jean le Révélateur, de même, ces détenus du Texas parlaient au soleil, s'adressant à lui familièrement sous le nom d'Old Hannah.
Go down, Ol Hannah, doncha rise no mo,
If you rise in the morning, bring Judgment Day !
(Descends, vieil Hannah, ne te lève plus
Si tu te lèves le matin, amène le Jour du Jugement !)
Un jour, l'Amérique, un jour, le monde entier écoutera avec respect leur chant, gravé de manière impérissable avec une aiguille de diamant sur l'un de ces disques d'aluminium, qui étincelèrent et tournèrent sous la lumière de cet après-midi d'il y a longtemps."
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