"Accélération de l'histoire. Au-delà de la métaphore, il faut prendre la mesure de ce que l'expression signifie : un basculement de plus en plus rapide dans un passé définitivement mort, la perception globale de toute chose comme disparue - une rupture d'équilibre. L'arrachement de ce qui restait encore de vécu dans la chaleur de la tradition, dans le mutisme de la coutume, dans la répétition de l'ancestral, sous la poussée d'un sentiment historique de fond. L'accession à la conscience de soi sous le signe du révolu, l'achèvement de quelque chose depuis toujours commencé. On ne parle tant de mémoire que parce qu'il n'y en a plus.
La curiosité pour les lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire est liée à ce moment particulier de notre histoire. Moment charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d'une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire."
"Les lieux de mémoire, ce sont d'abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l'appelle, parce quelle l'ignore. C'est la déritualisation de notre monde qui fait apparaître la notion. Ce que secrète, dresse, établit, construit, décrète, entretient par l'artifice et par la volonté une collectivité fondamentalement entraînée dans sa transformation et son renouvellement. Valorisant par nature le neuf sur l'ancien, le jeune sur le vieux, l'avenir sur le passé. Musées, archives, cimetières et collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les buttes témoins d'un autre âge, des illusions d'éternité. D'où l'aspect nostalgique de ces entreprises de piété, pathétiques et glaciales. Ce sont les rituels d'une société sans rituel ; des sacralités passagères dans une société qui se désacralise ; des fidélités particulières dans une société qui rabote les particularismes ; des différenciations de fait dans une société qui nivelle par principe ; des signes de reconnaissance et d'appartenance de groupe dans une société qui tend à ne reconnaître que des individus égaux et identiques.
Les lieux de mémoire naissent et vivent du sentiment qu'il n'y a pas de mémoire spontanée, qu'il faut créer des archives, qu'il faut maintenir des anniversaires, organiser des célébrations, prononcer des éloges funèbres, notarier des actes, parce que ces opérations ne sont pas naturelles. C'est pourquoi la défense par les minorités d'une mémoire réfugiée sur des foyers privilégiés et jalousement gardés ne fait que porter à l'incandescence la vérité de tous les lieux de mémoire. Sans vigilance commémorative, l'histoire les balaierait vite. Ce sont les bastions sur lesquels on s'arc-boute. Mais si ce qu'ils défendent n'était pas menacé, on n'aurait pas besoin non plus de les construire. Si les souvenirs qu'ils enferment, on les vivait vraiment, ils seraient inutiles. Et si, en revanche, l'histoire ne s'en emparait pas non plus pour les déformer, les transformer, les pétrir et les pétrifier, ils ne deviendraient pas des lieux pour la mémoire. C'est ce va-et-vient qui les constitue : moments d'histoire arrachés au mouvement de l'histoire, mais qui lui sont rendus. Plus tout à fait la vie, pas tout à fait la mort, comme ces coquilles sur le rivage quand se retire la mer de la mémoire vivante."
Deux extraits d'Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux, texte introductif de Pierre Nora à son monumental ouvrage Les lieux de mémoire (paru d'abord entre 1984 et 1992 - aujourd'hui en trois volumes Quarto chez Gallimard, soit presque 5000 pages de contributions d'Alain Corbin, Emmanuel Le Roy Ladurie, Georges Duby et bien d'autres).
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