Une nouvelle de quelques pages à peine, avec la mer, l'enfance qui devient fantôme et l'horizon qui se dérobe, et c'est un chef-d’œuvre. Voici le début et la fin de L'enfant de la haute mer de Jules Supervielle (Gallimard, 1931) :
"Comment s'était formée cette rue flottante ? Quels marins, avec l'aide
de quels architectes, l'avaient construite dans le haut Atlantique à la
surface de la mer, au-dessus d'un gouffre de six mille mètres ? Cette
longue rue aux maisons de briques rouges si décolorées qu'elles
prenaient une teinte gris-de-France, ces toits d'ardoise, de tuile, ces
humbles boutiques immuables ? Et ce clocher très ajouré ? Et ceci qui ne
contenait que de l'eau marine et voulait sans doute être un jardin clos
de murs, garnis de tessons de bouteilles, par-dessus lesquels sautait
parfois un poisson ? Comment cela tenait-il debout sans même être
ballotté par les vagues ? Et cette enfant de douze ans si seule qui
passait en sabots d'un pas sûr dans la rue liquide, comme si elle
marchait sur la terre ferme ? Comme se faisait-il... ? Nous dirons les
choses au fur et à mesure que nous les verrons et que nous saurons. Et
ce qui doit rester obscur le sera malgré nous."
"Marins qui rêvez en haute mer, les coudes appuyés sur la
lisse, craignez de penser longtemps dans le noir de la nuit à un visage
aimé. Vous risqueriez de donner naissance, dans des lieux
essentiellement désertiques, à un être doué de toute la sensibilité
humaine et qui ne peut pas vivre ni mourir, ni aimer, et souffre
pourtant comme s'il vivait, aimait et se trouvait toujours sur le point
de mourir, un être infiniment déshérité dans les solitudes aquatiques,
comme cette enfant de l'Océan, née un jour du cerveau de Charles
Liévens, de Steenvoorde, matelot de pont du quatre-mâts Le Hardi, qui avait
perdu sa fille âgée de douze ans, pendant un de ses voyages, et, une
nuit, par 55 degrés de latitude Nord et 35 de longitude Ouest, pensa
longuement à elle, avec une force terrible, pour le grand malheur de
cette enfant."
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