"J'avoue me laisser aller à une irrépressible tendance à imaginer le scénario le plus terrible : tout cela aura abouti à que dalle. Combien de blocs énormes ne gisent-ils pas dans la lande drenthaise, peut-être traînés, tirés des années durant par un homme préhistorique, sur cinquante centimètres par jour... Il y a passé des années, jour après jour, dormant la nuit près de sa pierre.
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Pas de chevaux à l'époque. Espérons qu'il savait utiliser les troncs d'arbres en guise de levier. Il est devenu vieux, notre homme préhistorique. Vieillissant bien plus vite que nous. A trente ans, c'était déjà un vieillard, notre bâtiseur de dolmens. Puis il est tombé malade, incapable dès lors de travailler dur. Sa pierre était encore trop éloignée des deux ou trois autres pour que nous en arrivions à penser, nous ses descendants :
- Regarde ! Un dolmen !
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Rien n'est là pour témoigner qu'un homme a consacré sa vie à traîner cette pierre - qui n'est rien à nos yeux qu'une pierre quelconque. Elle est identique à celle qu'on découvre, après tout, ça et là, sur la lande... Pas un seul préhistorien pour y prêter la moindre attention. Et d'ailleurs... n'y a-t-il pas de quoi éclater en sanglots ? Puisque pour ce qui est des autres pierres, les dolmens, on ignore jusq'aux noms des hommes qui les ont traînées en un endroit précis pour les ériger en monument. Et on l'ignorera toujours. Dans l'univers entier. Et à supposer qu'une invention, dans un millier d'années, nous permette de découvrir ces noms, même alors, moi, je les ignorerai. Je mourrai sans les connaître, de même que Constantin Huygens est mort sans savoir qu'il nous serait possible un jour de voir depuis La Haye rebelles et soldats s'entre-tuer à Saint-Domingue, de même que Jules César n'a jamais su que l'Amérique existait. Les Aztèques sacrifiaient tous les soirs un être humain car ils croyaient qu'autrement le soleil ne se lèverait pas le lendemain. De toute éternité, ils ont agi ainsi, de même que nous, tous les soirs, nous remontons notre réveil. Jamais l'un deux n'aurait pris le risque de voir ce qui se serait passé si, pour s'assurer que le soleil ne se lèverait effectivement plus, on avait omis une seule fois d'acomplir ce rituel.
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Y a-t-il jamais eu un Aztèque pour dire :
- Mais c'est aberrant ce qu'on fait là !
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Qui osera croire qu'il est possible, dans un monde où tant de personnes ont pu être immolées pour rien, d'en immoler ne serait-ce qu'une autre et que cela ait un sens ?"
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Extrait de Ne plus jamais dormir de Willem Frederik Hermans (1966, traduit du Néerlandais par Daniel Cunin, Gallimard, 2009), pp. 173-175.
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Photo de l'écrivain ci-dessus (Chris van Houts, Amsterdam)
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