Mon intérêt pour l'histoire du cinéma documentaire s'est encore accru ces derniers temps grâce au très intéressant fascicule consacré au sujet par Patrick Leboutte Ces films qui nous regardent. Une approche du cinéma documentaire (publié en 2002 par la Médiathèque de la Communauté française). Outre la présentation de plusieurs films marquants (L'homme d'Aran de Robert Flaherty (1934), Déjà s'envole la fleur maigre de Paul Meyer (1960) ou Babel de Boris Lehman (1991)), on y trouve une filmographie des plus grands classiques du genre (ici, une version condensée de cette liste) qui comprend nombre de mes réalisations favorites.
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Le texte sur L'homme d'Aran, par Jean-Louis Comolli, m'a donné l'impulsion de me plonger dans son imposant recueil d'essais critiques et théoriques Voir et pouvoir. L'innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire (Verdier, 2004). Outre sa carrière dans le cinéma, Comolli a également co-rédigé avec Philippe Carles le splendide essai Free Jazz Black Power (qu'on mentionnait déjà ici). Voir et pouvoir présente les articles dans un ordre chronologique, depuis 1988. Chaque année est introduite par des souvenirs de l'auteur, des ébauches de réflexion qui donnent une cohérence à un ensemble qui est bien plus qu'une accumulation de textes sur des sujets divers.
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Car les convictions de Comolli sont fortes et passionnées. Ses interrogations sur la frontière entre fiction et documentaire, sur le choix et la signification de tel ou tel autre type de mise en scène, sur l'implication du spectateur dans le processus de création cinématographique et sur la nature, forcément politique, de toute entreprise filmique sont creusées au fil de textes enthousiasmants. Entre des analyses pointues de l'émission Bas les masques ou de L'homme à la caméra de Dziga Vertov, l'auteur questionne les tenants et aboutissants d'un médium aux rapports ambigus avec la société spectaculaire qui l'a engendré. Les propositions stimulantes parsèment les pages de cet ouvrage de plus de 700 pages. Ci-dessous, un extrait d'un texte intitulé Si on parlait de mise en scène ? (17 août 1992) :
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"1. Une question : à quoi sert la mise en scène ?
Un postulat : aujourd'hui, la mise en scène ramène du réel dans ses filets.
Une réponse : la mise en scène sert à poser la question du spectateur à un système de représentation médiatique (télévision, news, pubs...) qui non seulement ne la pose pas, a peur de la poser, mais encore fait tout pour la refouler.
La mise en scène, c'est la question de la place du spectateur, de la définition du spectateur, de la supposition d'un spectateur comme sujet à part entière, être désirant, être pensant, être social. Non pas qui regarde quoi (consommation, spectacle) mais qui regarde qui - accrochage et prise à l'autre plus ou moins assurés, distance à l'autre et à soi plus ou moins grande, reconnaissance, peur, changement...
Bref, mettre en scène, c'est considérer le spectateur comme susceptible de se transformer, désireux et capable de changer de place. Comme un être disposant d'un devenir. Qui s'intéresse à sa relation aux autres. La mise en scène est l'art de la mise en relation.
C'est précisément cela que la pratique la plus habituelle de la télévision interdit. Les places sont assignées. Comme dans un jeu télévisé. Comme dans les débats politiques télévisés.
On ne change pas de place = on ne change pas. La télévision telle qu'elle est faite par les programmateurs est une machine à conserver. Que rien ne bouge. Conserver des spectateurs... conserver les spectateurs - qu'ils ne changent pas, ni de chaîne ni de vie. Les formes dominantes à la télévision aujourd'hui jouent le surplace. Elles fabriquent de l'immuable. On ne parle plus de la mort : on la répète tous les soirs. (...) "
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Les éditions Verdier viennent d'éditer une autre collection de textes de Jean-Louis Comolli : Cinéma contre spectacle. Merci à Globe Glauber pour Ces films qui nous regardent !
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