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On continue la série de textes entamée hier avec un portrait d'Erik Satie par le grand écrivain suisse Charles-Albert Cingria (auteur dont on devrait reparler ici bientôt).
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"Un gramophone de dix-neuf mille francs qui a des sonorités de cathédrale gothique américaine est prêt à partir. La semaine passée, il y avait peu de disques : moins que peu : il n'y en avait qu'un et, à toujours le retourner, nous en étions vite fatigués. Aujourd'hui, nous sommes déjà en présence d'une imposante bibliothèque.
Pour commencer nous revenons néanmoins à celui de la semaine passée, à vrai dire tout à fait charmant - pourquoi lui faire un crime de notre lassitude, oubliée du reste - et nous passons à du substantiel : trois disques de Satie d'une ampleur incommensurable, quoique secs, maritimes, iodés, et avec un fugato furtif et une science qui, de peur de s'étaler, ne produit que des échantillons. Quelquefois même, c'est trop sec, et l'on serait déçu si de salubres éclats de trompette d'aurige ne se bousculaient à ce moment, de concert avec des troncs d'arbres à anche ultragrave, pour imiter un lion de catacombes qui était dès le début, bien qu'on ne l'entendit pas ou à peine, le fin mot de la chose.
Ce n'est donc pas vrai que Satie est mort puisqu'il est là avec nous dans ses grands courants d'air de rampe et les coups dans les planches ! Satie ! Satie ! Ah, que de regrets ! Mais la joie de le sentir debout dans cet appareil, comme quand il sortait du restaurant suédois et qu'il s'inquiétait un peu des heures du retour, car il habitait très loin, près d'un grand aqueduc noir et d'orphelinats divisés par des ruelles où des religieuses passaient, traversaient, ouvraient des portes pauvres avec un grand bruit de clefs luisantes. Une de ces portes était toute convulsée. - "Ouvrez, ouvrez". - C'était une voix d'enfant. - "Ouvrez, il m'étrangle". - "Qu'est-ce que vous faites ?" - "Il m'étrangle". - "Avec quoi ?" - "Avec ses doigts". On ne voyait que des petits aux mollets gris, en tabliers de toile noire verdie. Certains de ces petits étaient beaucoup plus forts que d'autres, assaillaient les religieuses qui roulaient comme des hirondelles extasiées par le froid le long des portiques.
Satie était bien plus haut qu'on ne croit. Il vécut malheureusement dans une époque étouffée par des peintres et des gamins littérateurs où il n'y avait pas la moindre place pour la musique ; et alors il a dû faire comme tant d'autres : il a laissé des papillons s'installer et mourir dans son piano et s'est mis à faire de l'esprit. Il en avait. Ça ne lui a pas été difficile. Je ne connais rien de plus délectable que ses articles dans Philosophie ou d'autres revues de jeunes. Il fut toujours jeune et avec les jeunes et, dans cet appareil, plus que jamais requinqué et debout, il l'est encore. Avant de mourir, c'est-à-dire de ne pas mourir, il dit : "Je veux bien me confesser, mais je veux que ce ne soit qu'à un prêtre communiste". On trouva ce prêtre et, quelque temps après, on le vit au restaurant suédois. Ensuite on ne le revit plus."
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Extrait de Promenades dans Paris dans Aujourd'hui du 12 décembre 1929 (dans Cingria, C.-A., Portraits, L'âge d'homme, 1994, pp. 73-74).
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"Un gramophone de dix-neuf mille francs qui a des sonorités de cathédrale gothique américaine est prêt à partir. La semaine passée, il y avait peu de disques : moins que peu : il n'y en avait qu'un et, à toujours le retourner, nous en étions vite fatigués. Aujourd'hui, nous sommes déjà en présence d'une imposante bibliothèque.
Pour commencer nous revenons néanmoins à celui de la semaine passée, à vrai dire tout à fait charmant - pourquoi lui faire un crime de notre lassitude, oubliée du reste - et nous passons à du substantiel : trois disques de Satie d'une ampleur incommensurable, quoique secs, maritimes, iodés, et avec un fugato furtif et une science qui, de peur de s'étaler, ne produit que des échantillons. Quelquefois même, c'est trop sec, et l'on serait déçu si de salubres éclats de trompette d'aurige ne se bousculaient à ce moment, de concert avec des troncs d'arbres à anche ultragrave, pour imiter un lion de catacombes qui était dès le début, bien qu'on ne l'entendit pas ou à peine, le fin mot de la chose.
Ce n'est donc pas vrai que Satie est mort puisqu'il est là avec nous dans ses grands courants d'air de rampe et les coups dans les planches ! Satie ! Satie ! Ah, que de regrets ! Mais la joie de le sentir debout dans cet appareil, comme quand il sortait du restaurant suédois et qu'il s'inquiétait un peu des heures du retour, car il habitait très loin, près d'un grand aqueduc noir et d'orphelinats divisés par des ruelles où des religieuses passaient, traversaient, ouvraient des portes pauvres avec un grand bruit de clefs luisantes. Une de ces portes était toute convulsée. - "Ouvrez, ouvrez". - C'était une voix d'enfant. - "Ouvrez, il m'étrangle". - "Qu'est-ce que vous faites ?" - "Il m'étrangle". - "Avec quoi ?" - "Avec ses doigts". On ne voyait que des petits aux mollets gris, en tabliers de toile noire verdie. Certains de ces petits étaient beaucoup plus forts que d'autres, assaillaient les religieuses qui roulaient comme des hirondelles extasiées par le froid le long des portiques.
Satie était bien plus haut qu'on ne croit. Il vécut malheureusement dans une époque étouffée par des peintres et des gamins littérateurs où il n'y avait pas la moindre place pour la musique ; et alors il a dû faire comme tant d'autres : il a laissé des papillons s'installer et mourir dans son piano et s'est mis à faire de l'esprit. Il en avait. Ça ne lui a pas été difficile. Je ne connais rien de plus délectable que ses articles dans Philosophie ou d'autres revues de jeunes. Il fut toujours jeune et avec les jeunes et, dans cet appareil, plus que jamais requinqué et debout, il l'est encore. Avant de mourir, c'est-à-dire de ne pas mourir, il dit : "Je veux bien me confesser, mais je veux que ce ne soit qu'à un prêtre communiste". On trouva ce prêtre et, quelque temps après, on le vit au restaurant suédois. Ensuite on ne le revit plus."
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Extrait de Promenades dans Paris dans Aujourd'hui du 12 décembre 1929 (dans Cingria, C.-A., Portraits, L'âge d'homme, 1994, pp. 73-74).
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