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Aujourd'hui, un extrait du mythique Silence de John Cage, grand admirateur de champignons et d'Erik Satie :
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"Il y a quelques jours il a plu. Je devrais être à la cueillette des champignons. Mais me voici obligé d'écrire sur Satie. J'ai dit inconsidérément que je le ferais. Et je suis maintenant empoisonné par une date à respecter. Pourquoi, au nom du ciel, est-ce que les gens ne lisent pas les livres qui existent sur lui, ne jouent pas la musique publiée ? Je pourrais alors, moi, retourner dans les bois et y mettre mon temps à profit. (...)
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Un artiste avance consciencieusement dans une direction que pour quelque bonne raison il prend, en mettant une œuvre devant l'autre dans l'espoir d'arriver avant que la vie le rattrape. Mais Satie méprisait l'Art ("J'emmerde l'Art"). Il n'allait nulle part. L'artiste compte : 7, 8, 9, etc. Satie apparaît en des points imprévisibles surgissant toujours de zéro : 112, 2, 49, pas d'etc. L'absence de transition est caractéristique, non seulement entre les œuvres finies, mais aux coupures, petites et grandes, à l'intérieur d'une seule œuvre. C'est de la même manière que Satie gagnait sa vie : il n'a jamais pris d'emploi régulier (dispensateur de continuité), plus augmentations et primes (points culminants). Personne ne saurait dire quoi que ce soit avec certitude du Quatuor à Cordes qu'il était sur le point d'écrire quand il est mort. (...)
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N'est-ce pas une question de la volonté, celle-ci, veux-je dire, de prêter attention aux bruits des couteaux et des fourchettes, aux bruits de la rue, de les laisser entrer ? (Ou bien appelez ça bande magnétique, musique concrète, musique d'ameublement. C'est la même chose : travailler par rapport à la totalité, et point seulement les conventions choisies discrètement).
Pourquoi est-il nécessaire de prêter attention aux bruits des couteaux et des fourchettes ? Satie le dit. Il a raison. Autrement la musique devra avoir des murs pour se défendre, murs qui non seulement auront constamment besoin de réparations, mais que, ne fut-ce que pour aller chercher de l'eau à boire, il faudra franchir, invitant le désastre. Il s'agit évidemment de placer les choses qu'on s'était proposé de faire en rapport avec les choses alentour qu'on ne s'était pas proposées. Le commun dénominateur est zéro, où le cœur bat (personne ne fait circuler son sang exprès). (...)
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Pour s'intéresser à Satie il faut commencer par être désintéressé, accepter qu'un son soit un son et qu'un homme soit homme, renoncer aux illusions qu'on a sur les idées d'ordre, les expressions de sentiment et tout le reste des boniments esthétiques dont nous avons hérité. (...)
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Il ne s'agit pas de savoir si Satie est valable. Il est indispensable."
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John Cage, Silence, Denoël, (1970) 2004, pp. 37-44.
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"Il y a quelques jours il a plu. Je devrais être à la cueillette des champignons. Mais me voici obligé d'écrire sur Satie. J'ai dit inconsidérément que je le ferais. Et je suis maintenant empoisonné par une date à respecter. Pourquoi, au nom du ciel, est-ce que les gens ne lisent pas les livres qui existent sur lui, ne jouent pas la musique publiée ? Je pourrais alors, moi, retourner dans les bois et y mettre mon temps à profit. (...)
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Un artiste avance consciencieusement dans une direction que pour quelque bonne raison il prend, en mettant une œuvre devant l'autre dans l'espoir d'arriver avant que la vie le rattrape. Mais Satie méprisait l'Art ("J'emmerde l'Art"). Il n'allait nulle part. L'artiste compte : 7, 8, 9, etc. Satie apparaît en des points imprévisibles surgissant toujours de zéro : 112, 2, 49, pas d'etc. L'absence de transition est caractéristique, non seulement entre les œuvres finies, mais aux coupures, petites et grandes, à l'intérieur d'une seule œuvre. C'est de la même manière que Satie gagnait sa vie : il n'a jamais pris d'emploi régulier (dispensateur de continuité), plus augmentations et primes (points culminants). Personne ne saurait dire quoi que ce soit avec certitude du Quatuor à Cordes qu'il était sur le point d'écrire quand il est mort. (...)
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N'est-ce pas une question de la volonté, celle-ci, veux-je dire, de prêter attention aux bruits des couteaux et des fourchettes, aux bruits de la rue, de les laisser entrer ? (Ou bien appelez ça bande magnétique, musique concrète, musique d'ameublement. C'est la même chose : travailler par rapport à la totalité, et point seulement les conventions choisies discrètement).
Pourquoi est-il nécessaire de prêter attention aux bruits des couteaux et des fourchettes ? Satie le dit. Il a raison. Autrement la musique devra avoir des murs pour se défendre, murs qui non seulement auront constamment besoin de réparations, mais que, ne fut-ce que pour aller chercher de l'eau à boire, il faudra franchir, invitant le désastre. Il s'agit évidemment de placer les choses qu'on s'était proposé de faire en rapport avec les choses alentour qu'on ne s'était pas proposées. Le commun dénominateur est zéro, où le cœur bat (personne ne fait circuler son sang exprès). (...)
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Pour s'intéresser à Satie il faut commencer par être désintéressé, accepter qu'un son soit un son et qu'un homme soit homme, renoncer aux illusions qu'on a sur les idées d'ordre, les expressions de sentiment et tout le reste des boniments esthétiques dont nous avons hérité. (...)
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Il ne s'agit pas de savoir si Satie est valable. Il est indispensable."
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John Cage, Silence, Denoël, (1970) 2004, pp. 37-44.
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