samedi 3 mars 2012

Vers les cimes (18)

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"Parmi ceux qui tombèrent dans le combat du 27 août se trouvait un capitaine de quarante ans dont le corps encore chaud dut être abandonné au pied de l'arbre auquel on l'avait adossé. C'était un homme d'assez grande taille, robuste, aux traits réguliers, à la moustache relevée en crocs, à la barbe carrée et dont les yeux pâles, couleur de faïence, grands ouverts dans le paisible visage ensanglanté fixaient au-dessus d'eux les feuillages déchiquetés par les balles dans lesquels jouait le soleil de l'après-midi d'été. Le sang pâteux faisait sur la tunique une tache d'un rouge vif dont les bords commençaient à sécher, déjà brunis, disparaissant presque entièrement sous l'essaim de mouches aux corselets rayés, aux ailes grises pointillées de noir, se bousculant et se montant les unes sur les autres, comme celles qui s'abattent sur les excréments dans les sous-bois. La balle avait emporté le képi et l'on pouvait encore voir dans les cheveux englués de sang le sillon laissé par le peigne qui le matin même avait tracé avec soin la raie médiane encadrée de deux ondulations. A la grande déception du soldat ennemi qui s'avança prudemment, courbé en deux, le doigt sur la détente de son arme et qui, attiré par la vue des galons, se pencha sur le corps, écartant les mouches pour le fouiller, les poches de la tunique étaient vides et il ne trouva ni la montre en or, ni le portefeuille, ni quelque autre objet de valeur. Avec la bourse, le tout fut renvoyé plus tard à la veuve ainsi qu'une moitié de la petite plaque grisâtre portant le nom du mort et fixée par une chaînette à son poignet, l'autre moitié de la plaque cassée suivant un pointillé de vides ménagé à cet effet à l'emboutisseuse ayant été conservée par les bureaux des effectifs. On n'avait, dans la précipitation, pas eu le temps de faire glisser l'alliance du doigt qu'elle entourait et sans doute le soldat exténué, vêtu d'un uniforme verdâtre, aux bottes couvertes de poussière et de boue, dut-il rapidement couper le doigt du tranchant de sa baïonnette avant d'âtre surpris par un camarade ou un gradé. Quant au nécessaire à fumeur en éventail décoré d'oiseaux chinois indigo aux ventres roses volant au-dessus de nénuphars, il avait été, lui, rangé avant le combat dans l'étroite cantine réglementaire, peinte en vert foncé et ceinturée de courroies, transportée dans les fourgons avec les bagages de la compagnie."
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Claude Simon, L'acacia, 1989, Éditions de Minuit, Collection "double", pp. 61-62.

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