Deux extraits de : Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, 1977.
"(...) L'hypothèse de l'amitié de tous avec tous entre en contradiction avec le désir profond, essentiel de chaque communauté de maintenir et déployer son être de totalité une, c'est-à-dire sa différence irréductible par rapport à tous les autres groupes, y compris les voisins amis et alliés. La logique de la société primitive, qui est une logique de la différence, entrerait
en contradiction avec la logique de l’échange généralisé
qui est une logique de l’identité, parce qu’elle est une
logique de l’identification. Or, c’est cela que par-dessus tout
refuse la société primitive : refus de s’identifier
aux autres, de perdre ce qui la constitue comme telle, son être
même et sa différence, la capacité de se penser
comme Nous autonome. Dans l’identification de tous à tous
qu’entraîneraient l’échange généralisé
et l’amitié de tous avec tous, chaque communauté perdrait
son individualité. L’échange de tous avec tous serait
la destruction de la société primitive : l’identification
est un mouvement vers la mort, l’être social primitif est
une affirmation de vie. La logique de l’identité donnerait
lieu à une sorte de discours égalisateur, le maître
mot de l’amitié de tous avec tous étant : " nous
sommes tous pareils ! " Unification en un méta-Nous
de la multiplicité des Nous partiels, suppression de la différence
propre à chaque communauté autonome : abolie
la distinction du Nous et de l’Autre, c’est la société
primitive elle-même qui disparaîtrait. Il s’agit là
non pas de psychologie mais de logique sociologique : il y
a, immanente à la société primitive, une logique
centrifuge de l’émiettement, de la dispersion, de la scission
telle que chaque communauté a besoin, pour se penser comme
telle (comme totalité une), de la figure opposée de
l’étranger ou de l’ennemi, telle que la possibilité
de la violence est inscrite d’avance dans l’être social primitif ;
la guerre est une structure de la société primitive
et non l’échec accidentel d’un échange manqué.
À ce statut structural de la violence répond l’universalité
de la guerre dans le monde de Sauvages."
"Qu'est-ce que la société primitive ? C'est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C'est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d'unification. La machine de guerre, c'est le moteur de la machine sociale, l'être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l'unification, et le meilleur ennemi de l'Etat, c'est la guerre. La société primitive est société contre l'Etat en tant que société-pour-la-guerre."
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