dimanche 5 août 2012

Le pauvre petit homme


On se décille en continuant notre exploration de l'essentielle collection Terre Humaine, cette fois-ci avec Les derniers rois de Thulé de son créateur Jean Malaurie. Ci-dessous, un extrait du chapitre VI de la deuxième partie intitulée Les rois de Thulé.

"Les chasses collectives - chasses au narval, au morse - impliquaient et impliquent l'entente de ces groupes et appelaient de chacun, par conséquent, le respect des règles traditionnelles qui en découlent à des niveaux divers. A aucun de ceux-ci, l'individu n'existe. La loi et les valeurs du groupe précèdent donc celles de la personne. Et les manifestations de confessions publiques qui absolvent sont significatives. L'Esquimau s'avançait sur la banquise : face au village, il confessait à haute voix sa faute et était sauf. Pour capital que soit le rôle de l'individu, ses droits sont, en fait, nuls dans la mesure où il lui est impossible de résoudre seul les problèmes de sa survivance. Fonctionnellement aristocratique, la collectivité est sociologiquement communautaire.
La communauté parentale constitue certes un organisme majeur qui, généalogiquement, vaut principe de groupement, mais en termes suffisamment "ouverts" pour constituer économiquement - et par le moyen d'élargissements qui débordent des liens immédiats du sang - une unité de regroupement et d'organisation. 
Une des conditions de la sécurité d'un Esquimau est donc d'ordre généalogique. Etre orphelin (Iliaruvoq, Iliarsuq), c'est être condamné, à moins d'efforts extraordinaires, à être relégué au niveau le plus inférieur de la société. L'orphelin, littéralement, n'est rien. Iliarjupaluk : le pauvre petit orphelin !
Sans parents, il est une charge pour tous. Aussi doit-il justifier son existence par sa force physique, son endurance, sa gaieté. Et c'est en s'élevant tout seul qu'il en administrera la preuve. C'est tout juste si on lui prêtait, une fois la chasse du groupe terminée, harpons et fusils pour qu'il se nourrisse lui-même. Jadis, il n'était autorisé à dormir, au moins dans l'Arctique canadien, que dans le couloir d'accès à l'iglou (dans le katak) jusqu'à ce que, plus grand et plus fort, il fût admis dans le cœur de l'iglou et de la famille. Epreuve probatoire ? Dans l'Arctique central canadien, il m'a été donné une fois d'enjamber le corps de l'un deux. Le malheureux recroquevillé et grelottant n'avait même pas droit à la chaleur de la vie de famille, qui était à 2 m de sa couche, dans l'iglou même. Assis dans le sombre corridor, il mangeait après les autres les restes que l'on voulait bien lui laisser. 
A Thulé, on l'appelle aussi Inulupaluk : le pauvre petit homme. Au mieux, il dort sur les bas-côtés de l'iglou, sur l'ippat - là où l'on dispose les lampes à huile -, jamais sur l'illeq. Ululik, qui a connu un orphelin dans sa jeunesse, me dit qu'il était toujours affamé. Il n'était pas autorisé à aller à la chasse, restant dans et aux abords de l'iglou, servant de kiffaq : chercher l'eau, aider ici et là, etc. Plus maltraité que les chiens, le pauvre avait le plus grand mal à survivre. Mais qu'un orphelin surmonte ces épreuves, qu'il s'élève par lui-même au-dessus des autres hommes, il est reconnu comme le meilleur, tel Kiviok, l'orphelin - le grand héros des légendes esquimaudes."

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