"La mort n'est pas une chose effroyable. On entre dans un rêve, et le monde disparaît - quand tout va bien. Les souffrances des mourants peuvent être effroyables et la perte que ressentent les vivants quand meurt un être cher. Il n'y a pas de remède à cela. Nous faisons partie les uns des autres. Souvent, ce sont les phantasmes collectifs ou individuels entourant la mort qui sont effroyables. Il en résulte que bien des gens, surtout quand ils vieillissent, vivent ouvertement ou secrètement dans la terreur de la mort. Ces phantasmes et la peur de la mort qu'ils engendrent peuvent faire autant souffrir que la douleur physique d'un corps qui se détériore. Apaiser ces craintes, leur opposer la réalité simple de la finitude de la vie, voilà une tâche qui reste à accomplir. Ce qui est effroyable, c'est que des êtres jeunes doivent mourir avant d'avoir pu donner un sens à leur vie et en goûter les joies. Ou encore, que des hommes, des femmes et des enfants doivent errer, affamés, à travers un pays dévasté, où la mort prend son temps. En fait, il y a bien des horreurs tout autour de la mort. Il reste encore à trouver ce que les hommes peuvent faire pour permettre aux autres hommes de mourir facilement et paisiblement. L'amitié des survivants, le sentiment des mourants de ne pas être une gêne pénible pour les vivants, voilà qui en fait sans doute partie. Et le refoulement social, le voile de malaise qui de nos jours enveloppe souvent toute la sphère de la mort, ne sont pas d'un grand secours. Mais peut-être devrait-on parler plus ouvertement et plus clairement de la mort, par exemple en cessant de la présenter comme un mystère. La mort ne recèle aucun mystère. Elle n'ouvre aucune porte. Elle est la fin d'un être humain. Ce qui survit après lui, c'est ce qu'il a donné aux autres êtres humains, ce qui demeure dans leur souvenir. Si l'humanité sombre dans le néant, tout ce qu'un homme a accompli, tout ce pour quoi les hommes ont vécu ou se sont fait la guerre, y compris tous les systèmes de croyances profanes ou surnaturels, tout cela n'a plus de sens."
Dernière partie de Norbert Elias, La solitude des mourants (1982, 1987 pour la traduction française dans la collection Détroits chez Christian Bourgois).
Photo : Norbert Elias photographié en 1935 par Gisèle Freund.
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