jeudi 22 mai 2014

Une causerie avec Arlt (2)


L'album d'Arlt et Thomas Bonvalet (disponible en LP+CD depuis quelques semaines grâce au label almost musique) en a enchanté plus d'un (voir ici, ou ) depuis sa sortie, et pour cause. Pour ce disque, le duo a revisité son répertoire en compagnie du multi-instrumentiste (concertina, harmonica, guitalele percuté, microphones, amplificateurs, frappements de pieds, clappements de mains, peau de tambour, orgue à bouche, piano, banjo six cordes, plaques d’harmonica, componium, diapasons...) de Cheval de Frise, Powerdove et L'Ocelle Mare. On aurait du mal à décrire les onze chansons issues de cette rencontre (folk mais ..., chanson mais ..., free mais...), à citer leurs influences (cela a de toute façon été très bien fait ailleurs), à leur rendre tout simplement justice. Mais disons simplement qu'elles donnent envie de chanter à tue-tête sans craindre le qu'en-dira-t-on, de se rouler dans l'herbe comme un chien fou et d'exploser les cordes de sa guitare en jouant comme un branque. Cela s'appelle la joie et la jubilation. Autant dire que c'est le plus bel album qu'on ait entendu depuis longtemps. A l'occasion de sa parution, on a continué la causerie entamée ici avec le chanteur guitariste Sing Sing.
On peut suivre les dates de la tournée en cours sur le site de Murailles Music. Et on peut avoir un avant-goût de la fête avec cette vidéo.
L'illustration ci-dessus, de Benjamin Rabier, rend hommage à la pochette de l'album d'Arlt et Bonvalet, décorée d'un dessin du même artiste, et à la capacité du groupe à user des animaux comme matériau de chant et de danse...

Pourrais-tu me raconter, au-delà du récit circonstanciel, ce qui s'est passé sur scène avec Thomas Bonvalet, et qui a compté au point que vous décidiez d'enregistrer cet album ensemble ?


Dès les répétitions, quelque chose a pris feu qui nous a mis dans une joie folle, Eloïse et moi. Joie, pour commencer, de constater que ces vieilles outres de chansons n'avaient pas tout dit encore de ce qu'elles avaient dans le bide. Joie d'avoir nous même à inventer de nouveaux pas de danse sur un parquet de bal qu'on croyait connaitre par cœur. Mais aussi et surtout, joie de se laisser cannibaliser par Thomas. Nous aimions infiniment son travail et le voir avec Powerdove nous a convaincus de l'intérêt qu'il y avait à intégrer un tel vocabulaire au sein de chansons.
Ce qui s'est passé? On s'est retrouvés pris dans un champs magnétique inouï au centre duquel il a fallu tenir debout, sous la grêle, la foudre et les bourrasques. Sont apparues des verticales, des diagonales; surgissant de toutes parts, à dos desquelles nous nous sommes retrouvés à chevaucher un espace qu'on ne soupçonnait pas. Thomas se met à jouer et tes repères volent en éclats, tu es comme lâché dans une réserve de singes qui bondissent de partout, un réseau de signes violents qu'il faut apprendre à déchiffrer à mesure qu'ils te parviennent si tu veux pouvoir y réagir, y survivre et y répondre. C'était infernal, pour nous, de tensions et de débordements. Jouer avec Thomas c'est éprouver le présent comme rarement (dans la même secousse: tout le plaisir, toute la trouille, toute ce qui fait rire et sursauter en une seule détonation). Dès lors est naturellement née l'envie de voir si l'on pouvait documenter ça sur disque, et dans quelle mesure ce vertige était reconductible hors de la scène. En faire un album était en outre un bon laissez-passer pour pouvoir réclamer d'autres concerts avec lui.
A part ça, il nous a semblé que les chansons de Arlt portaient toutes, au moins en sous-textes, les éléments que charrie en elle-même la musique de Thomas (à l'insu même de Thomas, je n'en doute pas): météos convulsives, passages de spectres, menaces invisibles, désir à crue, épiphanies…


Chez Arlt, avec ou sans Thomas Bonvalet, il y la langue, l'art du contraste, mais il y aussi quelque chose qui relève de l'enfance. De l'excitation, de la jubilation, de la naïveté et de la bêtise aussi. Peux-tu me parler de cet aspect de la musique d'Arlt qui, me semble-t-il, est de plus en plus assumé ?


Je suis assez réservé quant aux "enfantillages", quant à une certaine forme de naïvisme que je tiens souvent pour une simili-fraîcheur à peu de frais, un sentiment de l'enfance à portée d'adulte qui s'en paye ainsi une tranche comme on fait d'un tour de manège. Je suis d'accord si tu parles de jouissance brutale, d'un désir de tout ramasser pour tout mettre en bouche, d'une capacité de se mettre en branle terriblement, de faire apparaitre des choses et de jouir de tout en même temps qu'on le craint ( les monstres sous le lit, ses crottes de nez, sa bite, l'orage ou ses propres cris). Je suis d'accord si tu parles d'une conception du temps réversible. Je suis d'accord si tu parles d'un constant étonnement, d'un permanent effarement, d'un appétit féroce, d'une tristesse insondable, du sentiment d'habiter un monde qui se métamorphose à chaque pas qu'on y fait, qui en contient mille possibles, un monde qui ne fait que gueuler , qui ne fait que réclamer qu'on s'y lance, qui ne fait que mordre. Alors oui l'enfance m'intéresse et j'essaie bien entendu de laisser vivre en moi l'enfant que j'ai été. Musicalement, je crois que ce qu'il y a de plus enfantin chez nous c'est un mélange de concentration extrême, et de lâcher prise. Il y a toujours eu chez nous, je crois, cette forme de grand sérieux dans le jeu, presque de solennité jusque dans la fantaisie que je crois reconnaitre chez les gamins (quand ils jouent, dessinent, délirent à plein tube). Mais je ne suis pas très bien placé pour parler des enfants, je n'en ai pas moi-même ni n'en fréquente beaucoup.


On dirait que vos chansons n'attendaient qu'à être malmenées. J'y retrouve ce que les grands musiciens dits de free jazz pouvaient infliger aux standards. Et du coup, et sans vous assimiler strictement à ce genre musical, je repense à un passage du livre Free Jazz de Carles et Comolli, qui me semble correspondre parfaitement à votre musique avec T. Bonvalet.
Qu'en penses-tu ? Comment envisagez-vous par ailleurs le processus d'improvisation ?
« 
Il nous semble que ce qu'on a nommé free jazz s'oppose constamment à l'idée d'une musique qui puisse se dérouler sans crise, sans menace sur son propre cours, sans miner sa propre scène.
De toute évidence l'improvisation s'oppose au programme, mais aujourd'hui elle est une machine de guerre contre la domination des programmes.
Et cette machine de guerre passe dans le jazz par la mise en jeu du corps dans la musique, non comme un registre rhétorique supplémentaire, comme part de réel qui ne se laisse pas complètement réduire ou annuler.
Corps comme ce qui gène et qui égare, ce qui dépasse et qui doit être dépassé.
L'improvisation est ce qui lie la musique à l'accident qu'il y a à vivre. »

 
Je ne sais pas très bien. Je pratique assez peu l'improvisation en soi, sauf par petites touches, je n'ai pas grand chose à en dire (ce que j'aime c'est inviter des improvisateurs à jouer avec nos chansons. On a fait ça avec Tori Kudo, Mc Cloud Zicmuse, Arrington de Dyoniso, Eric Chenaux, Gaspar Claus, Filipe Felizardo ou Manuel Mota). En tout cas, oui, les chansons d'Arlt ne demandent qu'à être malmenées. Ou menacées, au moins. Il y a une joie du péril, du parcours accidenté. Mais je ne sais pas quoi ajouter sans paraphraser ta citation. Disons au moins que j'ai toujours aimé ce que faisait Albert Ayler, par exemple, notamment des ritournelles, des airs, des rengaines traditionnelles. Ayler est une grande influence, moins pour le côté paroxystique et hurleur qui semble avoir principalement marqué la plupart de ses héritiers (et que j'adore, hein) que pour cette simple jubilation (fervente et grave) à secouer les anciennes formes, non pour les assassiner mais bel et bien pour les revitaliser, les maintenir ouvertes et vivantes, leur faire dire ce qu'on n'y avait pas encore entendu. J'aime bien l'idée, oui, de traiter nos propres chansons comme des traditionnels, des standards à notre échelle, qu'il faudrait remettre sur le grill régulièrement. J'aime écrire des chansons mais j'aime oublier au bout d'un moment que j'en suis l'auteur. J'aime les traiter en vandale. C'est ma façon de les aimer. Et être ouvert à l'accident, c'est ni plus ni moins qu'être ouvert à l'imprévu, c'est une façon (il y en a d'autres) de se tenir en alerte, en mouvement. De se garder en état d'étonnement. Et oui, trois fois oui pour la mise en jeu du corps dans la musique. La musique se fait avant tout avec le corps, en ce qui nous concerne.
A part ça, nous aimons assez que le fond et la forme dialoguent d'une façon ou une autre, que le sujet, le geste et la matière des chansons se confondent. Et ces chansons parlent beaucoup de catastrophes, d'accidents, de mises en crise, de chutes et d'étonnements. Donc...
Est-ce que j'ai répondu à ta question?


Pour en revenir à « La langue », est-ce que votre but ne serait pas au final de vous en débarrasser ? Et si, avec la voix aussi bien que les instruments, c'est pareil, vous acheviez de phraser pour proférer, psalmodier, balbutier – sans langue – afin de, comme toute musique digne de ce nom, « faire taire ce qui journellement vous fait mal et qui, sur le moment, sera tantôt écarté, tantôt creusé et mué en source d'enivrement » ? (en chipant quelques bons mots à Michel Leiris)

Tu veux dire nous débarrasser du langage ou de notre premier album ( qui s'appelle "La langue")?
Toujours est-il que non. J'ai parfois la tentation de la musique pure, qui n'exprime rien d'autre qu'elle même, mais je suis finalement, bien qu'il m'arrive souvent de m'en défendre, véritablement obsédé par l'art de la chanson, celui des troubadours comme celui de la pop. Et puis, la parole m'intéresse (pas nécessairement en tant qu'information qu'on échange, mais en tout cas celle dont on use pour ensorceler/désorceler, celle dont on use pour faire apparaitre des mondes, celle dont on use pour faire des trous dans le réel) et je suppose qu'elle m'intéressera longtemps.
Je crois au verbe. J'en aime la force prodigieuse, le mystère, la fureur. Tout ça n'empêche pas, je crois, de proférer, psalmodier, balbutier, de lancer yodels et youyous, onomatopées, soupirs ou grognements. Si nous en avions le pouvoir, plutôt que de me débarrasser du langage, j'aimerais au contraire être foutu de le vivifier, l'intensifier, de donner à voir (et entendre) tout son brûlant, tout son danger. Mais bon. Au final surtout, nous babillons.


Je suis peut-être un peu gourmand, mais est-ce que, toujours avec ces idées de rencontres, de contrastes et de relectures, on pourrait espérer écouter un jour un album « Arlt & Maher Shalal Hash Baz » ?

Avec Maher Shalal Hash Baz au complet, j'en doute, avec Tori Kudo seul, déjà nous aimerions bien (c'est un extraordinaire multi-instumentiste). Il y a déjà des enregistrements live avec lui qui improvise au piano (désaccordé) sur nos chansons. Ils sont sur les bonus de l'édition japonaise de Feu la figure. L'idéal serait de passer quelques jours avec lui en studio et de lui laisser faire ce qu'il veut. Mais c'est un peu difficile à organiser. On verra. En tout cas, nous adorons jouer en sa compagnie. C'est une source d'étonnement permanent. Il est capable d'emmener les chansons dans mille directions à la minute. Il suggère un arrangement, l'esquisse sur le vif, change d'avis, se retourne, passe à autre chose. Les chansons paraissent entre ses mains contenir tous les possibles.

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