L'album
d'Arlt et Thomas
Bonvalet (disponible en LP+CD depuis quelques semaines grâce au
label almost
musique) en a enchanté plus d'un (voir ici,
là
ou là)
depuis sa sortie, et pour cause. Pour ce disque, le duo a
revisité son répertoire en compagnie du multi-instrumentiste
(concertina,
harmonica, guitalele percuté, microphones, amplificateurs,
frappements de pieds, clappements de mains, peau de tambour, orgue à
bouche, piano, banjo six cordes, plaques d’harmonica, componium,
diapasons...)
de Cheval de Frise, Powerdove et L'Ocelle Mare. On aurait du mal à
décrire les onze chansons issues de cette rencontre (folk mais ...,
chanson mais ..., free
mais...), à citer leurs influences (cela a de toute façon été
très bien fait ailleurs), à leur rendre tout simplement justice.
Mais disons simplement qu'elles donnent envie de chanter à tue-tête
sans craindre le qu'en-dira-t-on, de se rouler dans l'herbe comme un
chien fou et d'exploser les cordes de sa guitare en jouant comme un branque. Cela s'appelle la joie et la jubilation. Autant dire que
c'est le plus bel album qu'on ait entendu depuis longtemps. A
l'occasion de sa parution, on a continué la causerie entamée ici
avec le chanteur guitariste Sing Sing.
On
peut suivre les dates de la tournée en cours sur le site de
Murailles Music.
Et on peut avoir un avant-goût de la fête avec cette
vidéo.
L'illustration ci-dessus, de Benjamin Rabier, rend hommage à la pochette de l'album d'Arlt et Bonvalet, décorée d'un dessin du même artiste, et à la capacité du groupe à user des animaux comme matériau de chant et de danse...
Pourrais-tu
me raconter, au-delà du récit circonstanciel, ce qui s'est passé
sur scène avec Thomas Bonvalet, et qui a compté au point que vous
décidiez d'enregistrer cet album ensemble ?
Dès
les répétitions, quelque chose a pris feu qui nous a mis dans une
joie folle, Eloïse et moi. Joie, pour commencer, de constater que
ces vieilles outres de chansons n'avaient pas tout dit encore de ce
qu'elles avaient dans le bide. Joie d'avoir nous même à inventer de
nouveaux pas de danse sur un parquet de bal qu'on croyait connaitre
par cœur. Mais aussi et surtout, joie de se laisser cannibaliser par
Thomas. Nous aimions infiniment son travail et le voir avec
Powerdove nous a convaincus de l'intérêt qu'il y avait à intégrer
un tel vocabulaire au sein de chansons.
Ce
qui s'est passé? On s'est retrouvés pris dans un champs magnétique
inouï au centre duquel il a fallu tenir debout, sous la grêle, la
foudre et les bourrasques. Sont apparues des verticales, des
diagonales; surgissant de toutes parts, à dos desquelles nous nous
sommes retrouvés à chevaucher un espace qu'on ne soupçonnait pas.
Thomas se met à jouer et tes repères volent en éclats, tu es comme
lâché dans une réserve de singes qui bondissent de partout, un
réseau de signes violents qu'il faut apprendre à déchiffrer à
mesure qu'ils te parviennent si tu veux pouvoir y réagir, y survivre
et y répondre. C'était infernal, pour nous, de tensions et de
débordements. Jouer avec Thomas c'est éprouver le présent comme
rarement (dans la même secousse: tout le plaisir, toute la
trouille, toute ce qui fait rire et sursauter en une seule
détonation). Dès lors est naturellement née l'envie de voir si
l'on pouvait documenter ça sur disque, et dans quelle mesure ce
vertige était reconductible hors de la scène. En faire un album
était en outre un bon laissez-passer pour pouvoir réclamer d'autres
concerts avec lui.
A
part ça, il nous a semblé que les chansons de Arlt portaient
toutes, au moins en sous-textes, les éléments que charrie en
elle-même la musique de Thomas (à l'insu même de Thomas, je n'en
doute pas): météos convulsives, passages de spectres, menaces
invisibles, désir à crue, épiphanies…
Chez
Arlt, avec ou sans Thomas Bonvalet, il y la langue, l'art du
contraste, mais il y aussi quelque chose qui relève de l'enfance. De
l'excitation, de la jubilation, de la naïveté et de la bêtise
aussi. Peux-tu me parler de cet aspect de la musique d'Arlt qui, me
semble-t-il, est de plus en plus assumé ?
Je
suis assez réservé quant aux "enfantillages", quant à
une certaine forme de naïvisme que je tiens souvent pour une
simili-fraîcheur à peu de frais, un sentiment de l'enfance à
portée d'adulte qui s'en paye ainsi une tranche comme on fait d'un
tour de manège. Je suis d'accord si tu parles de jouissance brutale,
d'un désir de tout ramasser pour tout mettre en bouche, d'une
capacité de se mettre en branle terriblement, de faire apparaitre
des choses et de jouir de tout en même temps qu'on le craint ( les
monstres sous le lit, ses crottes de nez, sa bite, l'orage ou ses
propres cris). Je suis d'accord si tu parles d'une conception du
temps réversible. Je suis d'accord si tu parles d'un constant
étonnement, d'un permanent effarement, d'un appétit féroce, d'une
tristesse insondable, du sentiment d'habiter un monde qui se
métamorphose à chaque pas qu'on y fait, qui en contient mille
possibles, un monde qui ne fait que gueuler , qui ne fait que
réclamer qu'on s'y lance, qui ne fait que mordre. Alors oui
l'enfance m'intéresse et j'essaie bien entendu de laisser vivre en
moi l'enfant que j'ai été. Musicalement, je crois que ce qu'il y a
de plus enfantin chez nous c'est un mélange de concentration
extrême, et de lâcher prise. Il y a toujours eu chez nous, je
crois, cette forme de grand sérieux dans le jeu, presque de
solennité jusque dans la fantaisie que je crois reconnaitre chez les
gamins (quand ils jouent, dessinent, délirent à plein tube). Mais
je ne suis pas très bien placé pour parler des enfants, je n'en ai
pas moi-même ni n'en fréquente beaucoup.
On
dirait que vos chansons n'attendaient qu'à être malmenées. J'y
retrouve ce que les grands musiciens dits de free jazz pouvaient
infliger aux standards. Et du coup, et sans vous assimiler
strictement à ce genre musical, je repense à un passage du livre
Free Jazz
de Carles et Comolli, qui me semble correspondre parfaitement à
votre musique avec T. Bonvalet.
Qu'en penses-tu ? Comment envisagez-vous par ailleurs le processus d'improvisation ?
« Il nous semble que ce qu'on a nommé free jazz s'oppose constamment à l'idée d'une musique qui puisse se dérouler sans crise, sans menace sur son propre cours, sans miner sa propre scène.
De toute évidence l'improvisation s'oppose au programme, mais aujourd'hui elle est une machine de guerre contre la domination des programmes.
Qu'en penses-tu ? Comment envisagez-vous par ailleurs le processus d'improvisation ?
« Il nous semble que ce qu'on a nommé free jazz s'oppose constamment à l'idée d'une musique qui puisse se dérouler sans crise, sans menace sur son propre cours, sans miner sa propre scène.
De toute évidence l'improvisation s'oppose au programme, mais aujourd'hui elle est une machine de guerre contre la domination des programmes.
Et
cette machine de guerre passe dans le jazz par la mise en jeu du
corps dans la musique, non comme un registre rhétorique
supplémentaire, comme part de réel qui ne se laisse pas
complètement réduire ou annuler.
Corps
comme ce qui gène et qui égare, ce qui dépasse et qui doit être
dépassé.
L'improvisation
est ce qui lie la musique à l'accident qu'il y a à vivre. »
Je
ne sais pas très bien. Je pratique assez peu l'improvisation en soi,
sauf par petites touches, je n'ai pas grand chose à en dire (ce que
j'aime c'est inviter des improvisateurs à jouer avec nos chansons.
On a fait ça avec Tori Kudo, Mc Cloud Zicmuse, Arrington de Dyoniso,
Eric Chenaux, Gaspar Claus, Filipe Felizardo ou Manuel Mota). En tout
cas, oui, les chansons d'Arlt ne demandent qu'à être malmenées.
Ou menacées, au moins. Il y a une joie du péril, du parcours
accidenté. Mais je ne sais pas quoi ajouter sans paraphraser ta
citation. Disons au moins que j'ai toujours aimé ce que faisait
Albert Ayler, par exemple, notamment des ritournelles, des airs, des
rengaines traditionnelles. Ayler est une grande influence, moins pour
le côté paroxystique et hurleur qui semble avoir principalement
marqué la plupart de ses héritiers (et que j'adore, hein) que pour
cette simple jubilation (fervente et grave) à secouer les anciennes
formes, non pour les assassiner mais bel et bien pour les
revitaliser, les maintenir ouvertes et vivantes, leur faire dire ce
qu'on n'y avait pas encore entendu. J'aime bien l'idée, oui, de
traiter nos propres chansons comme des traditionnels, des standards à
notre échelle, qu'il faudrait remettre sur le grill régulièrement.
J'aime écrire des chansons mais j'aime oublier au bout d'un moment
que j'en suis l'auteur. J'aime les traiter en vandale. C'est ma façon
de les aimer. Et être ouvert à l'accident, c'est ni plus ni moins
qu'être ouvert à l'imprévu, c'est une façon (il y en a d'autres)
de se tenir en alerte, en mouvement. De se garder en état
d'étonnement. Et oui, trois fois oui pour la mise en jeu du corps
dans la musique. La musique se fait avant tout avec le corps, en ce
qui nous concerne.
A
part ça, nous aimons assez que le fond et la forme dialoguent d'une
façon ou une autre, que le sujet, le geste et la matière des
chansons se confondent. Et ces chansons parlent beaucoup de
catastrophes, d'accidents, de mises en crise, de chutes et
d'étonnements. Donc...
Est-ce
que j'ai répondu à ta question?
Pour
en revenir à « La langue », est-ce que votre but ne
serait pas au final de vous en débarrasser ? Et si, avec la
voix aussi bien que les instruments, c'est pareil, vous acheviez de
phraser pour proférer, psalmodier, balbutier – sans langue –
afin de, comme toute musique digne de ce nom, « faire taire ce
qui journellement vous fait mal et qui, sur le moment, sera tantôt
écarté, tantôt creusé et mué en source d'enivrement » ?
(en chipant quelques bons mots à Michel Leiris)
Tu
veux dire nous débarrasser du langage ou de notre premier album (
qui s'appelle "La langue")?
Toujours
est-il que non. J'ai parfois la tentation de la musique pure, qui
n'exprime rien d'autre qu'elle même, mais je suis finalement, bien
qu'il m'arrive souvent de m'en défendre, véritablement obsédé par
l'art de la chanson, celui des troubadours comme celui de la pop. Et
puis, la parole m'intéresse (pas nécessairement en tant
qu'information qu'on échange, mais en tout cas celle dont on use
pour ensorceler/désorceler, celle dont on use pour faire apparaitre
des mondes, celle dont on use pour faire des trous dans le réel) et
je suppose qu'elle m'intéressera longtemps.
Je
crois au verbe. J'en aime la force prodigieuse, le mystère, la
fureur. Tout ça n'empêche pas, je crois, de proférer, psalmodier,
balbutier, de lancer yodels et youyous, onomatopées, soupirs ou
grognements. Si nous en avions le pouvoir, plutôt que de me
débarrasser du langage, j'aimerais au contraire être foutu de le
vivifier, l'intensifier, de donner à voir (et entendre) tout son
brûlant, tout son danger. Mais bon. Au final surtout, nous
babillons.
Je
suis peut-être un peu gourmand, mais est-ce que, toujours avec ces
idées de rencontres, de contrastes et de relectures, on pourrait
espérer écouter un jour un album « Arlt & Maher Shalal
Hash Baz » ?
Avec
Maher Shalal Hash Baz au complet, j'en doute, avec Tori Kudo seul,
déjà nous aimerions bien (c'est un extraordinaire
multi-instumentiste). Il y a déjà des enregistrements live avec lui
qui improvise au piano (désaccordé) sur nos chansons. Ils sont sur
les bonus de l'édition japonaise de Feu la figure. L'idéal serait
de passer quelques jours avec lui en studio et de lui laisser faire
ce qu'il veut. Mais c'est un peu difficile à organiser. On verra. En
tout cas, nous adorons jouer en sa compagnie. C'est une source
d'étonnement permanent. Il est capable d'emmener les chansons dans
mille directions à la minute. Il suggère un arrangement, l'esquisse
sur le vif, change d'avis, se retourne, passe à autre chose. Les
chansons paraissent entre ses mains contenir tous les possibles.
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