Pour raconter une vie, il y a ceux qui creusent, inlassablement, sans sortir la tête de leur trou. Il y a ceux qui courent. Il y a ceux qui marchent au pas de la chronologie et des hauts faits. Et puis il y a ceux qui nous plaisent, qui se promènent le nez en l'air, trébuchent d'un récit à l'autre, font des aller-retours sans autre intérêt que le plaisir de raconter. Fredrik Sjöberg, avec La Troisème île (dernier volume de l'indispensable collection Biophilia chez José Corti) fait clairement partie de ceux-ci. Avec ce texte, il offre une biographie éclatée et jubilatoire de Gustaf Eisen (1847-1940), un scientifique oublié qui fut pourtant historien de l'art (on lui doit un ouvrage classique sur le Saint Graal), viticulteur (il est un des premiers à introduire la vigne en Californie), spécialiste des vers de terre, ami de Strindberg ou encore pionnier de l'écologie (il contribua à la survie des grands séquoias par la création du Sequoia National Park). En plus de conter cette vie loin d'être minuscule, l'auteur revient sur son propre parcours de scientifique et d'écrivain, et offre de splendides pages sur ses passions d'enfance pour les papillons de nuit et autres bestioles (à noter qu'une référence aux magnifiques Porteurs de lanternes de Stevenson a achevé de nous séduire...). Surtout, à travers le destin de Gustaf Eisen, l'auteur brosse le portrait d'un âge d'or de la science, où les choses du monde n'attendaient qu'à être cueillies en abondance pour être nommées.
Ci-dessus, la baleine de A.W. Malm dont il est question dans l'extrait ci-dessous.
" (...) August Wilhelm Malm (1821-1882), l'homme qui se rendit célèbre en 1865, en empaillant une baleine bleue échouée sur la côte. Aujourd'hui encore, on peut la voir au musée de Göteborg. Le monstre pesant près de 25 tonnes, l'entreprise fit aussitôt parler d'elle, et davantage encore quand, avec son talent publicitaire, Malm aménagea dans le ventre de la bête un petit café, où l'on pouvait se reposer autour d'une tasse de café ou un verre de punch.
Toutefois, des bruits se mirent bientôt à circuler : les entrailles de la baleine seraient devenues un lieu de rendez-vous non seulement pour les amateurs du café ; on y aurait surpris un couple en train de faire l'amour, puis un autre, de sorte qu'on se vit dans l'obligation de fermer l'établissement. Une histoire qui confirme mon hypothèse selon laquelle les études de sciences naturelles ne sont généralement qu'un prétexte pour des activités plus fondamentales.
Ou bien, s'agissait-il d''un intérêt sportif ? Faire l'amour dans une baleine, un peu comme de nos jours des natures aventureuses s'y livrent à bord d'un avion, sans autre ambition que de pouvoir se considérer comme des membres à part entière du soi-disant "club des 10000 mètres". Des plaisirs modestes.
Comme cette baleine empaillée était unique au monde, Malm gagna pas mal d'argent en l'exhibant en public ; il finit cependant par succomber à une sorte de folie des grandeurs. Après avoir connu un succès facile à Stockholm, il réussit à transporter son trésor à Berlin, le faisant voyager dans un wagon spécialement construit ; mais une fois là-bas, son entreprise périclita. La recherche sur les vers de terre, à laquelle il s'adonna par la suite, avait dû lui procurer de l'apaisement. Lui aussi avait échangé des lettres avec Charles Darwin.
Toutefois, le plus grand exploit scientifique d'A.W. Malm eut lieu bien avant les vers et la performance de la baleine : dans les années 1850, à force de travail assidu, il avait acquis la réputation du meilleur expert suédois dans le domaine des ... syrphes ! Sa thèse, Remarques sur les Syphici en Scandinavie et en Finlande, n'a pas perdu de son intérêt ; on y apprend, entre autres, comment, le 15 juillet 1857, posté à 7 h du matin près d'une reine-des-prés en fleur aux abords de Torebo Gard à Orust, dans une île de l'archipel du Bohuslän, il réussit à capturer un exemplaire de Callicera aurata."
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