mercredi 30 janvier 2013

Paradigme indiciaire (6)


"C'est à la mémoire des sans nom que se consacre la construction de l'histoire."
(extrait issu des matériaux préparatoires à Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin, 1940)

"La douleur de la remémoration (...) relève du "travail engagé" du souvenir, de cette pente irrépressible qui conduit l'esprit, et avec lui l'écriture, et avec lui la lecture, à poursuivre les chimères d'un monde disparu ou "depuis longtemps abandonné"."
(La transcription de l'histoire. Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle d'Emmanuel Bouju, 2006)

Notre intérêt du moment pour la microhistoire, le paradigme indiciaire et les relations entre histoire et littérature s'est vu récompensé ces deux derniers jours par la lecture d'un livre important : Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus. Une enquête d'Ivan Jablonka (Seuil, 2012).
L'auteur est historien et décide il y a quelques années de reconstituer l'histoire de ses grands-parents paternels, Matès et Idesa Jablonka. Juifs polonais, communistes, émigrés sans-papiers en France, puis déportés et disparus à Auschwitz, tous deux incarnent une de ces générations de "sans nom" "pulvérisées par l'Histoire". Au départ de sa recherche, Ivan Jablonka ne dispose que de quelques lettres, photographies et souvenirs familiaux, mais à force d'obstination et grâce à la méthode heuristique rigoureuse à laquelle il s'astreint (le nombre d'archives qu'il a dû consulter force l'admiration), il parvient à retrouver - en partie - le monde disparu de ses grands-parents. 
Ce qu'il obtient en termes d’Histoire est déjà passionnant. Mais l'intérêt de cette enquête réside également dans son agencement et son écriture, sobre, courageuse et sous-tendue par une réflexion sur l’histoire. Jablonka fait en effet entrer le lecteur dans son atelier, communique ses doutes et ses interrogations. Pour quiconque serait intéressé par sa démarche, on trouvera ici un discours remarquable de l'auteur, prononcé lors de la réception du prix du Sénat. 
Dans notre bibliothèque mentale, on range cet ouvrage aux côtés du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot de Corbin, du Fromage et les vers de Ginzburg, de la Survivance des lucioles de Didi-Huberman, de l'Espèce humaine d'Antelme ou encore de W ou le souvenir d'enfance de Perec. C'est peu dire qu'il nous a impressionné...

Ci-dessous, on trouvera un extrait de l'introduction pp. 10-11) :
" Le petit garçon a grandi et n'a pas grandi. J'ai trente-huit ans, je suis père de famille. Ai-je encore la force de porter ces êtres dont je suis la projection dans le temps ? Ne puis-je nourrir leur vie de la mienne, plutôt que de mourir sans cesse de leur mort ? Mais Matès et Idesa Jablonka n'ont laissé derrière eux que quelques orphelins, quelques lettres, un passeport. Folie que de vouloir retracer la vie d'inconnus à partir de rien ! Vivants, ils étaient déjà invisibles ; et l'histoire les a pulvérisés. Ces poussières du siècle ne reposent pas dans quelque urne du temple familial ; elles sont en suspension dans l'air, elles voyagent au gré des vents, s'humectent à l'écume des vagues, paillettent les toits de la ville, piquent notre œil et repartent sous un avatar quelconque, pétale, comète ou libellule, tout ce qui est léger et fugace. Ces anonymes, ce ne sont pas les miens, ce sont les nôtres. Il est donc urgent, avant l'effacement définitif, de retrouver les traces, les empreintes de vie qu'ils ont laissées, preuves involontaires de leur passage en ce monde.
Conçue à la fois comme une biographie familiale, une œuvre de justice et un prolongement de mon travail d’historien, ma recherche commence. Elle est un acte d'engendrement, le contraire d'une enquête criminelle, et elle me conduit tout naturellement sur le lieu de leur naissance."

Et plus loin, alors que l'auteur vient de faire une découverte importante dans un centre d'archives (pp. 163-164) :
"Je crois que je suis devenu historien pour un jour faire cette découverte. La distinction entre nos histoires de famille et ce qu'on voudrait appeler l'Histoire, avec sa pompeuse majuscule, n'a aucun sens. C'est rigoureusement la même chose. Il n'y a pas, d'un côté, les grands de ce monde, avec leurs sceptres ou leurs interventions télévisées, et, de l'autre, le ressac de la vie quotidienne, les colères et les espoirs sans lendemain, les larmes anonymes, les inconnus dont le nom rouille au bas d'un monument aux morts ou dans quelque cimetière de campagne. Il n'y a qu'une seule liberté, une seule finitude, une seule tragédie qui fait du passé notre plus grande richesse et la vasque de poison dans laquelle notre cœur baigne. Faire de l’histoire, c'est prêter l'oreille à la palpitation du silence, c'est tenter de substituer à l'angoisse, intense au point de se suffire à elle-même, le respect triste et doux qu'inspire l'humaine condition. Voilà mon travail ; et, en caressant cette archive de tribunal, en suivant des yeux les lignes tracées par la plume du greffier, je ressens un soulagement indicible."

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