J'ai répondu à quelques questions pour la revue Sciences et Avenir. Merci à Arnaud Devillard. Pour lire l'interview, aller voir là ou ci-dessous. Mes réponses ont été raccourcies par souci de concision, mais ce n'est pas grave.
SHAMA. En 1889, le phonographe Edison existe depuis
une douzaine d’années. C’est avec cet appareil que le tout premier
enregistrement connu du chant d’un oiseau est réalisé par... un enfant
de huit ans ! L’Allemand Ludwig Koch, futur preneur de son spécialiste
de l’enregistrement de chants d’oiseaux et de sons urbains, avait en
effet l’habitude de traîner son phonographe dans la ménagerie familiale.
Il capta ainsi le chant d’un shama à croupion blanc, inaugurant de ce
qui allait devenir une véritable discipline : l’audio-naturalisme.
Alexandre Galand, docteur en histoire, art et archéologie, détaille cette pratique méconnue dans un livre, Field recording.
Enregistrements de la faune (biophonie), bruit de la pluie, du vent,
des volcans, des vagues (géophonie), sans oublier les captations de
musiques du monde entier, dans les îles du Pacifique, chez les Inuits,
au Rajasthan ou dans le Mississippi, l’exercice se situe à la croisée de
la démarche artistique et scientifique.
Sciences et Avenir: A la lecture de votre livre, les disques
de chants d’oiseaux semblent avoir d’abord une vocation artistique.
Ont-ils aussi une visée scientifique ?
Alexandre Galand: L’audio-naturalisme s'est principalement développé
en dehors du cadre de la recherche académique. La dimension artistique
de cette pratique paraît évidente : on n’enregistre et on n’édite pas de
la même manière un chant d’oiseau, le brame du cerf ou le roulement des
vagues. Cela dit, l’audio-naturalisme relève de plusieurs domaines
scientifiques : la biologie, l'acoustique ou la géographie, et
l’audio-naturaliste est souvent un bon naturaliste avant tout.
Les disques engendrés peuvent donc être écoutés pour le loisir,
l'évasion, mais aussi participer d'une prise de conscience des problèmes
écologiques de notre temps. Sans oublier la portée éducative; je pense
aux guides conçus pour apprendre à reconnaître les chants et cris
d’oiseaux.
SetA: De tels enregistrements ont-ils suscité de réelles découvertes ?
AG: C’est en tout cas un terrain d’études très fertiles. Il suffit pour s’en rendre compte de consulter la revue Bioacoustics.
Il faut aussi mentionner l’existence de la zoomusicologie. Cette
discipline, contestée, étudie les aspects musicaux des productions
acoustiques animales : les structures, les répétitions ou encore la
durée des intervalles des cris et chants animaux.
Pour les domaines qui m’intéressent, c’est-à-dire ceux du disque et
des interpénétrations entre art et science, je retiens le cas du
compositeur californien David Dunn. Pour son disque The Sound of Light in Trees,
il a conçu un système d’enregistrement de très petite taille afin de
révéler le paysage sonore de l’intérieur d’un pin à pignons, un arbre du
nord du Nouveau-Mexique. Dunn souligne alors un problème écologique
majeur : la prolifération des scolytes. Ces coléoptères xylophages
consomment habituellement le bois des arbres les plus faibles et
participent ainsi à la régénération des forêts. Or, avec le changement
climatique entraînant des hivers plus chauds, ces insectes ont tendance à
se multiplier et à décimer des forêts entières. Dunn a collaboré avec
des agents forestiers afin de localiser les populations d’insectes sur
le point de s’activer, en se fondant sur leur production sonore. Ce
travail a permis de prendre des mesures pour freiner l’expansion des
colonisateurs.
SetA: Et dans le domaine des musiques traditionnelles ?
AG: Là, l’origine de la captation de musiques sur le terrain (field recording,
en anglais, ndlr), est directement liée au domaine scientifique.
Jusqu’aux années 1950 et 1960, ce sont presque uniquement des
ethnomusicologues qui enregistrent. La pratique n’est pas encore
disponible pour le tout venant, notamment en raison du coût des
appareils que seules des institutions officielles peuvent prendre en
charge.
SetA: Que recherche l'ethnomusicologue ?
AG: Il serait difficile de le résumer en quelques phrases, mais
disons que l’ethnomusicologie s’intéresse notamment aux origines de la
musique (qui d’après certains serait apparue avant le langage).
Qu’est-ce qui, parmi les différentes productions sonores humaines, peut
être considéré comme de la musique, et par qui ? Existe-t-il des
universaux, c’est-à-dire des traits communs à des groupes humains
parfois très éloignés géographiquement, dans la pratique, la manière de
penser et les structures de la musique ?
Avec des gens comme Alan Lomax, Hugh Tracey ou Deben Bhattacharya
apparaissent ensuite des collecteurs de musiques non plus seulement
intéressés par leur portée scientifique, mais aussi par leur valeur
patrimoniale et leur capacité à susciter l’émotion. Transmettre ces
musiques vers un plus large public est d’une importance capitale.
SetA: Côté technique, on est passé du phonographe au nagra et
aujourd’hui aux enregistreurs numériques. Cette évolution vers plus de
maniabilité a-t-elle fait évoluer le « field recording », tant dans sa
pratique que dans ses contenus ?
AG: Jusqu’au milieu du 20e siècle, la durée d’un
enregistrement au phonographe est très limitée. Avec l’invention du
magnétophone, mais aussi avec les disques 33-tours de longue durée, on a
pu donner une meilleure idée de ces sons et musiques et de leur
contexte d’exécution.
Il reste que l’usage du matériel le plus sophistiqué n’est jamais une
garantie de réussite artistique. Dans l’enregistrement de terrain,
l’écoute est une étape primordiale. Savoir réagir de manière sensible,
parfois intuitive, à l’irruption de phénomènes sonores intéressants est
tout aussi important. La technique ne favorise en rien ces aptitudes.
SetA: Vous expliquez qu’il existe de moins en moins d’espaces
vierges, que les captations de sons de la nature sont souvent
parasitées par la présence humaine. Faut-il la gommer ? D’autant que le
numérique facilite les choses..
AG: La possibilité de manipuler des sons n’a pas attendu le numérique
pour se développer. Echantillonner des disques, découper la bande
magnétique, accélérer ou décélérer, ajouter des effets : tous ces
procédés existent depuis des décennies.
Dans le cadre de l’audio-naturalisme, l’opérateur doit au minimum
restituer des enregistrements respectant la cohérence écologique
(cohabitation des espèces). Pour le reste, gommer la présence humaine
est impossible, l’enregistrement lui-même est dû à la présence et à
l’action d’un audio-naturaliste ! Ensuite, en occultant les bruits
d’origine anthropique (rumeur urbaine, moteurs d’avions), ne risque-t-on
pas de transmettre un fantasme de nature plutôt que sa réalité, même si
celle-ci est décevante ? Ce choix revient à l’opérateur.
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