Chaque bataille est à la fois un résumé de l'histoire du monde et l'attestation de l'impossibilité de raconter celle-ci.
"Pour représenter la bataille d'Alexandre contre Darius près d'Issos, Albrecht Altdorfer choisit un point de vue situé très en hauteur et éloigné, que l'on peut comparer à celui d'un aigle en vol. Avec la précision du regard de l'aigle il représente les reflets de la lumière sur les armures, les harnais, les couleurs chatoyantes des drapeaux, les plumes blanches flottant sur les casques, le fouillis des cavaliers armés de lances, comparable à un immense hérisson, et puis (au fur et à mesure qu'on recule) les montagnes derrière le champ de bataille, les campements, les eaux, les vapeurs, l'horizon courbe, qui peut faire penser à la forme de la sphère terrestre, le ciel immense où flamboient le soleil qui se couche et la lune qui se lève. Aucun œil humain ne parviendra jamais à focaliser en même temps, comme le fait Altdorfer, la spécificité historique (véritable ou supposée) d'une bataille et sa signification cosmique.
Une bataille est, à la rigueur, invisible, comme ont pu nous le rappeler (et pas seulement en raison de la censure militaire) les séquences diffusées à la télévision pendant la guerre du Golfe. Seuls un diagramme abstrait ou une imagination visionnaire comme celle d'Altdorfer peuvent communiquer une image globale. Il ne semble pas impossible d'étendre cette conclusion à tout évènement, et, à plus forte raison, à tout processus historique : le regard rapproché nous permet de saisir quelque chose qui échappe à la vision d'ensemble et réciproquement."
Carlo Ginzburg, Microhistoire : Deux ou trois choses que je sais d'elle (1994) dans Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Verdier, 2010, pp. 387-389.
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