La première fois qu'on a eu affaire à Pierre Bergounioux, c'était dans le très beau documentaire Le temps des grâces de Dominique Marchais. Dans son bureau, l'écrivain s'exprimait à propos de la fin de la civilisation rurale, un de ses thèmes de prédilection. L'homme nous avait impressionné au point que, peu de temps après, on s'était plongé dans son Carnet de notes (trois volumes publiés par Verdier à ce jour). A plusieurs endroits de ses livres, Bergounioux explique les raisons de cette incroyable entreprise de lutte contre l'oubli qu'est l'écriture de son journal. En voici deux exemples, repris sur le site de Verdier :
"Le changement d’horizon, la fin d’une époque, c’est à l’échelle des
heures, dans le détail de l’expérience personnelle qu’on en prend la
mesure.
Ces notes, prises au jour le jour, depuis vingt-cinq ans, accusent avec
les progrès de l’âge, l’érosion du bonheur qui avait été donné, pour
commencer."
"Pour des raisons qui touchent à mes origines, à ma destinée, j’ai
ressenti le besoin d’y voir clair dans cette vie. La littérature m’est
apparue comme le mode d’investigation et d’expression le moins
inapproprié. Elle est porteuse, comme l’histoire, comme la philosophie,
comme les sciences humaines, d’une visée explicative, donc libératrice.
Elle peut descendre à des détails que les discours rigoureux ne
sauraient prendre en compte parce qu’il n’est de science que du général.
Les
notes quotidiennes ne diffèrent pas, dans le principe, de ce que j’ai
pu écrire ailleurs. Les autres livres se rapportent aux lieux, aux jours
du passé, le Carnet à l’heure qu’il est, au présent."
Alors qu'on continue, fasciné, avide presque, la lecture de ces quelques 3500 pages de prose inquiète, courageuse pourtant, et finalement réconfortante, on explore également les nombreux récits de l'auteur ne relevant pas du genre du journal. Parmi ceux-ci, les courts textes d'Un peu de bleu dans le paysage (Verdier, 2001) nous ont troublé. Ci-dessous, la conclusion (pp. 78-79) d'un de ceux-ci, consacré au plateau limousin de Millevaches :
"Montaigne, qui était un seigneur disert de la riche Aquitaine, dit que philosopher, c'est apprendre à mourir. C'est donc que mourir s'apprend, que nous ne savons pas. Nous devons accéder, pour partir, pour accepter, à une vérité qui nous est d'abord dérobée. Ce long chemin a nom philosophie. J'en connais un autre. Il n'est que de s'engager sur la route tortueuse qui s'élève entre les sapinières. Quand elle débouche sur le plateau, que les arbres, pris de crainte, s'arrêtent, et qu'on voit la bruyère et l'ajonc, le roc, le dôme vertigineux de la nue, qu'on entre dans le silence, on sait. Le sensible est intelligible, l’essence et le phénomène se confondent. On est dispensé des incertitudes et des longueurs de l'étude, des abstractions et du raisonnement, des doutes qui assaillent le penseur méditant, à l'étroit, dans une chambre.
Le granit, qu'on peut toucher du doigt, a mille millions d'années. Le ciel est le même, d'un bleu trop pur, vide et glacé, le silence, éternel. Nous ne sommes jamais, sur cette scène immuable, intemporelle, qu'un accident passager, un émoi négligeable. Cela force l'évidence. Il n'y a pas lieu d'argumenter. Ce serait une erreur, une faiblesse, une dernière concession à la finitude pensive que nous avons reçue en partage, et ça aussi, on le sait.
Nous sommes enclins, faits comme nous le sommes, à regarder notre petit moment, qui est tout ce qu'on ait, tout autrement qu'il n'est. Cette illusion est nécessaire, sans doute. Sans elle, nous n'aurions pas la force d'agir, l'envie de continuer. Il est besoin de croire que nos entreprises et nos desseins, que notre destinée ont quelque fondement, qu'il importe au plus haut point de les accomplir. Mais cette idée qu'on s'est faite, pour vivre, se mue en obstacle lorsque l'heure est venue de partir. On hésite. On répugne à délaisser une affaire que l'on imaginait si grande, qu'on croyait justifiée. La philosophie, en pareille occurrence, peut assurément nous aider. Elle établit, par raison, la nihilité de l'humaine condition. Mais il est bien plus simple, lorsque vient le moment d'être fixé, de gagner la haute lande, drapée de gris et de violet. On voit, d'un coup. On sait. Ce n'est rien. On peut accepter."
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