lundi 17 février 2014

Le Peintre (1)


On sait quand tu es mort, mais pas quand tu es né. Les registres témoignant des naissances dans le quartier où vivaient tes parents à la fin du 15e siècle ont été perdus. Empilés afin de servir de cale-porte ou de repose-pieds dans une quelconque cure ? Brûlés lors d'un assaut de la ville au 18e siècle, au 19e siècle, au 20e siècle ? Usés comme torche-culs ? Recyclés ? Entreposés amoureusement dans l'armoire d'un collectionneur jaloux ? Qui sait ? 
Tu resteras ainsi un homme sans âge, décédé un jour de janvier 1541 et enterré dans l'église de ton quartier, près du portail ouest. Vieux ou encore jeune, aimé par certains, haï par d'autres, avais-tu toujours l’œil vif et la poigne ferme ? Étais-tu fier de l’œuvre accompli ? As-tu succombé à une longue maladie, te tordant de douleurs que ton ami le médecin (nous en reparlerons de celui-là) ne pouvait soulager ? T'es-tu cassé la pipe sur la glace en faisant le Jacques ? Un assassinat peut-être ? Occis par un voisin furieux, par un coquillard enivré, par une veuve désolée, par un soldat revanchard ? Foudroyé ? Piétiné par un cheval fou ? Déchiqueté par une meute de chiens féraux ? La tête tourne à force d'hypothèses. Mais il faut se résoudre : l'état civil a toujours été muet et tu n'avais pas de biographe.
L'avantage du silence de l'Histoire, c'est de multiplier presque à l'infini les potentialités. Dès lors, le transcripteur a le loisir de se faire tour à tour neutre, contempteur ou laudateur. Mais en ce qui te concerne Le Peintre, cela ne se passera pas de la sorte. J'ai trop longtemps été à ton service. Et il nous faut désormais régler nos comptes. 

Aucun commentaire: