dimanche 5 octobre 2014

L'usage sonore du monde (29)


Le tempestaire (1947) de Jean Epstein fascine par la magie, l'emploi de la mer et du vent comme acteurs et par une vision, unique et entière, du cinéma. Parmi bien d'autres points, il faut mentionner une incroyable bande sonore, dont les expérimentations n'ont rien à envier à ce qui s'ébauche et se fera plus tard dans le domaine musical. On comprend enfin ce qu'écrivait Philippe Langlois dans son ouvrage Les cloches d'Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma. Archéologie et histoire d'un art sonore (MF, 2012, pp. 238-239), dont on livre ici un extrait de la réflexion :

"Jean Epstein est l'un des premiers cinéastes à déceler le potentiel expressif, significatif et musical des procédés de transformation du son :
"On peut tout aussi bien prendre un exemple moins riche : le bruit d'une porte qu'on ouvre et qu'on ferme. Ralenti, ce bruit si humble d'ordinaire révèle sa nature compliquée, ses caractères individuels, ses possibilités de significations dramatiques, comique, poétique, musicale." (Jean Epstein, Le Livre d'or du cinéma français 1947-1948, in "Anthologie du cinéma", Paris, éditions de l'avant-scène, 1967, p. 496-498)
Pour mesurer la portée expressive des manipulations sonores dans Le tempestaire, il est important de délivrer quelques éléments du scénario. Dans la tradition locale de Belle île, le tempestaire est le nom donné à un "guérisseur de vent", un homme capable d'agir sur les éléments naturels grâce à des pouvoirs surnaturels. Lorsque le fiancé d'une jeune femme part en mer pour "aller pêcher la sardine" alors que le vent se lève et que la tempête s'annonce, elle s'inquiète et pour le retrouver sain et sauf, s'empresse de consulter le tempestaire pour tenter de calmer les éléments déchaînés. Dès l'énoncé du synopsis, se donne la possibilité de transposer à l'image comme au son une perception modifiée des éléments naturels. Or, c'est précisément ce qui est à l’œuvre dans Le tempestaire à travers une transformation du son qui se calque sur le degré d'altération visuel. Dès la fin du générique, sur les images d'un petit port bercé par une mer calme, le son offre les premiers signes de transformation, mélangeant les ondes Martenot, des sons naturels et des instruments méconnaissables.
Pour soutenir l'idée du film, tous les éléments qui composent la bande-son s'architecturent telle une partition orchestrale. Les voix, les bruits et la musique s'ordonnent dans un tout cohérent et poétique. Face aux multiples variations de vitesse que Jean Epstein impose aux images de la mer, lorsque les pouvoirs du tempestaire s'exercent sur la nature, la réponse musicale de Yves Baudrier s'offre comme un prolongement sonore fondé sur le même principe de nature domestiquée par la transformation de la matière sonore. Sur les images du ciel qui défile en accéléré, les sons offrent des colorations inédites. L'enregistrement de la partition entremêle, par endroits, plusieurs ondes Martenot accompagnées de résonances métalliques. Le son subit le même sort que l'image et révèle par l'accéléré et surtout le ralenti des textures sonores singulières.
En mélangeant des sources hétérogènes, sons naturels, ondes Martenot, instruments divers et voix, Yves Baudrier et Jean Epstein créent une véritable composition de matières sonores, trames, textures et atmosphères rejoignant une forme d'abstraction sonore jamais approchée auparavant. Mêler tous ces éléments tient de la prouesse et suppose une maîtrise absolue dans l'art du mixage sur support optique. Par ailleurs, la manière de transformer les sons révèle les prémices de la musique concrète à venir."

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