lundi 13 octobre 2014

Vers les cimes (46)


"Voici l'histoire du dernier des hommes qui parlait la langue des serpents, de sa sœur qui tomba amoureuse d’un ours, de sa mère qui rôtissait compulsivement des élans, de son grand-père qui guerroyait sans jambes, d’une paysanne qui rêvait d’un loup-garou, d’un vieil homme qui chassait les vents, d’une salamandre qui volait dans les airs, d’australopithèques qui élevaient des poux géants, d’un poisson titanesque las de ce monde et de chevaliers teutons épouvantés par tout ce qui précède..."

Ce texte de présentation de L'homme qui savait la langue des serpents de l'Estonien Andrus Kivirähk par son éditeur (Attila, 2013, repris à l'excellent catalogue du Tripode) insiste sur la dimension comique d'un roman empruntant autant à la saga scandinave qu'à la fable philosophique et au roman de fantaisie. Se déroulant dans un passé mythique de l'Estonie, alors que des chevaliers allemands débarquent et amènent la "civilisation", l'histoire suit les aventures tragiques du dernier homme de la forêt. Tragiques car, malgré l'humour constant de l'auteur, le héro (qui pourrait être une espèce de Molloy joyeux et debout) verra s'écrouler et disparaître tout ce qui donnait sens à son monde. De manière enjouée et parfois grandiloquente, par le biais de situations improbables que l'auteur parvient à rendre logiques, le roman développe ainsi une réflexion sur l'idée de progrès, et fait beaucoup rire, en attendant la fin de tout. On est toujours un peu le dernier homme. 
On en livre un extrait (p. 163) ci-dessous, traduit par Jean-Pierre Minaudier, dont on se réjouit par ailleurs de lire la Poésie du Gérondif chez le même éditeur. Et pour information finale, Le Tripode vient d'éditer Les groseilles de novembre, un autre roman de Kivirähk.

"La forêt n'est plus la même. Jusqu'aux arbres qui ont changé, ou peut-être tout simplement que je ne les reconnais plus, peut-être qu'ils me sont devenus étrangers. Je ne veux pas dire que leurs troncs se sont épaissis, que leurs couronnes se sont élargies, que leurs cimes sont de plus en plus hautes : tout cela est naturel. Il y a autre chose - la forêt s'est faite nonchalante, négligée. Elle pousse au hasard, elle se glisse là où elle n'était pas, elle me traîne dans les jambes. Elle est échevelée, ébouriffée. Ce n'est plus chez moi, c'est une chose en soi qui vit sa propre vie et respire à son propre rythme. On pourrait presque penser que c'est elle qui est à l'origine de la fuite des hommes, car elle se comporte en vainqueur qui s'étale sur les traces de son ancien maître. Mais c'est autre chose : en vérité, elle s'est simplement approchée comme un charognard, avant de s'étaler comme un oiseau qui se met à couver. Ce sont bien les hommes qui lui ont laissé la place libre : de même qu'ils ont libéré leurs loups, ils l'ont libérée de ses entraves et elle s'est étendue comme un tas de pourriture. Lorsque je vais chercher de l'eau, de plus en plus souvent je la trouve sur mon chemin. Je la chasse à coups de pied ; elle me fait place, de mauvaise grâce, en bruissant, mais l'instant d'après, elle se remet à ramper, à étaler ses branches et ses feuilles et à couvrir de ronces les antiques sentiers des hommes. Un jour viendra où je n'irai plus à la source, et alors elle aura vaincu."

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