En exergue du bouquin figure un extrait de la nouvelle Le Roi-Lune de Guillaume Apollinaire (1916). Raccourci pour des raisons éditoriales, on en livre ici un échantillon plus long, dont le rapport avec le sujet qui nous intéresse paraît dès lors encore plus explicite... C'est parti pour "un tour du monde auriculaire". Et ci-dessus, la plus ancienne photo de la lune, prise en 1839 par John William Draper.
"C'est
ici que se place l'épisode
le plus émouvant de mon voyage, car
voulant sortir de ce lieu et n'osant revenir sur mes pas, j'ouvris au hasard et
sans faire aucun bruit une petite porte près de l'orgue. (...)
Le
curieux personnage, dont l'aspect anachronique contrastait si fort avec la
modernité métallique de cette salle, était assis devant un clavier sur une touche duquel
il appuya d'un air las et elle resta enfoncée, tandis qu'il mutait d'un des pavillons une
rumeur étrange et continue dont je ne
distinguai d'abord pas le sens.
L'inconnu
écouta un moment avec attention
ces rumeurs. Tout à coup
il se leva, et, faisant un geste à
la
fois efféminé et théâtral,
la main droite étendue, la gauche sur son cœur, tandis que des sites oraux
s'avançait le cortège, il s'écria :
« Royaume ermite !
ô pays du Matin Calme ! l’aube
pointe à peine sur ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières dont cet appareil précis m'apporte le murmure.
J'entends le bruissement des vestes en papier huilé des gens du peuple, l'orage des aumônes pleuvant parmi les bousculades
des pauvres gens. Je t'entends aussi, cloche de bronze de Séoul. Dans ta voix on distingue
la plainte d'un enfant. J'entends aussi un cortège, il suit son beau seigneur, l'Yang Ban
magnifique sur sa selle. Si un jour je porte encore la pourpre pâle qui ne convient qu'à moi, le Roi-Lune, j'irai
visiter ton décor et jouir de ton climat que
l'on dit délicieux. »
Et
tandis que s’élevaient les paroles de celui
que je reconnus aussitôt pour
être le roi Louis II de Bavière, je vis que l'opinion
populaire des Bavarois, qui pensent que leur roi malheureux et fou n'est point
mort dans les eaux sombres du Starnbergersee, était juste. Mais les rumeurs lointaines qui
provenaient du triste royaume des ermitages me sollicitaient trop pour que je
ne me laissasse point aller au charme qui m'arrivait de la terre des vêtements blancs et, écoutant attentivement les
murmures de l'aube, il me sembla entendre le bruit des lavandières battant perpétuellement les linges et les
costumes virginaux et les chocs incessants des bâtons remplaçant le
fer à repasser, comme si c'était l'aube blanche elle-même qu'on lavait et qu'on repassait.
Puis
l'auguste noyé postiche du lac de Starnberg
appuya sur une autre touche et aux paroles murmurées par le roi je compris que les bruits qui
parvenaient jusqu'à nous évoquaient l'atmosphère heureuse du Japon au moment
de l'aurore.
Les
microphones perfectionnés que
le roi avait à sa disposition étaient réglés de
façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus
lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un microphone réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c étaient les rumeurs d'un paysage
japonais. Le vent soufflait dans les arbres, un village devait être là, car j'entendais les rires des servantes, le
rabot d'un menuisier et le jet glacial des cascades.
Puis,
une autre touche abaissée,
nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur
socialiste de la Nouvelle-Zélande,
j'entendis le sifflement des geysers au jaillissement d'eaux chaudes.
Ensuite,
ce beau matin se continua dans la molle Taïti. Nous voilà au marché de
Papeete, les lascives vahinés de
la Nouvelle-Cythère y erraient, on entendait
leur beau langage guttural et presque semblable au grec antique : on
entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le thé, le café, le
beurre et les gâteaux ; le son des accordéons et des guimbardes...
Nous
voici en Amérique, la prairie est immense,
une ville sans doute a surgi, autour de cette station d'où repart le pullman dont, de concert avec le roi,
j'entends le sifflement.
Bruits
terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes à Chicago, à l’heure
de midi.
Nous
voici à New York, où chantent les vaisseaux sur
I'Hudson.
Des
prières violentes s'élèvent devant un christ à Mexico.
Il est
quatre heures. À Rio de Janeiro passe une cavalcade carnavalesque. Les halles
de caoutchouc, lancées par
des mains sûres, s'aplatissent avec bruit
sur les visages et répandent
les eaux de senteur comme les alcancies moresques d'autrefois, plic, ploc,
rires, ah !ah !
C'est
six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se rendent en
chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de
balisier. On entend chanter :
Ça qui pas
connaîte
Bélo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin.
Bélo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin.
Sept
heures. Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ern.st L. J..n.ss., car le
microphone, comme par hasard, aboutissait dans un café des grands boulevards.
L'angélus sonne au Munster de Bonn,
un bateau chargé d'un double chœur chantant passe sur le Rhin,
se rendant à Coblence.
Puis
ce fut l'Italie, près de
Naples. Les voiturins jouaient à la
mourre, par la nuit étoilée.
Alors
vint la Tripolitaine où,
autour d'un feu de bivouac. M. r.n.tt. s’exerçait à
parler petit nègre, tandis que les troupes de
la maison de Savoie l'entouraient martialement, prêtes à le défendre en cas d'agression improbable
et tiraient quelques feux de salve onomatopéiques, cependant que de poste en poste à travers le camp se répondaient les sonneries des
clairons.
Une
minute après, dix heures ! Sont-ce
des mendiants qui se plaignent, qui gémissent
avec tant d'ardeur ? Le roi, qui les écoute, murmure :
« C est la voix
d'Ispahan qui arrive jusqu'à moi,
issue d'une nuit noire comme le sang des pavots. »
Et
tandis qu'il y songe, c'est l'odeur des jasmins que j'imagine.
Minuit !un
pauvre pâtre crie dans un désert glacé : c'est l’Asie nocturne d'où le mal s'étend sur le monde.
Des éléphants barrissent. Une heure du matin ! C’est
l'Inde !
Puis
le Tibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.
Trois
heures : le bruit des milliers de barques s’entrechoquant avec douceur sur
les bords du fleuve à Saïgon.
Doum,
doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c'est Pékin, les gongs et les tambours des rondes, les
chiens innombrables qui glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un
chant de coq éclate, annonçant l'aube qui, livide,
abandonne déjà la blanche Corée.
Les
doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s'élever, simultanément en quelque sorte, toutes
les rumeurs de ce monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour
auriculaire."
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