Cela faisait un bon bout de temps qu'on tournait avec intérêt autour des deux volumes de Chroniques écrites par Alexandre Vialatte (1901-1971, ci-dessus en stylite) pour le journal La Montagne entre 1958 et 1971 (collection Bouquins). De passage dans une librairie parisienne bien connue, on est tombé sur le premier qui nous attendait, le sourire et le bandeau de remise en coin. On l'ouvre et sur quel texte tombe-t-on en premier lieu ? Une recension du film Les maîtres fous... Réjouissance. Quelques chroniques plus tard et c'est décidé, Vialatte est un nouveau compagnon, comme on en connaît finalement peu. L'extrait qui suit concerne notamment le film de Jean Rouch. Mais le reste de la chronique parle également de femmes-girafes, de femmes frigides, d'hommes-lamas ainsi que de la consommation du lapin par l'homme allemand... Signé le 11 février 1958, ce texte n'a pas été rendu suffisamment à temps à La Montagne pour être publié. Il porte le numéro 264 dans l'édition Bouquins.
"Et aussi les hommes-antilopes, c'est en Afrique. Et les hommes-lapins. On n'imagine pas une chose pareille. Moitié hommes, moitié antilopes. Ou bien alors moitié lapins. Mais moralement pour la plus grande partie (et surtout la partie lapin). Seulement c'est tellement compliqué, l'imbrication de l'antilope dans l'homme, ou alors de l'homme dans le lapin, est un phénomène si local, si folklorique, si particulièrement africain, si ethnographique, pour tout dire, qu'on ne saurait l'expliquer sans être un spécialiste. Il y a des questions de mimétisme, d'affinités physiques ; de "complexes" moraux, sociaux, religieux, de jambes de derrière beaucoup plus longues chez l'homme-lièvre, de poil aux doigts chez l'homme-lapin... C'est étonnant. Le gros problème politique va être celui de la représentation de ces groupes à la Chambre des députés. Enverront-ils un homme, un lièvre, une antilope ? Car il faudra tout de même que leur double entité s'exprime dans leurs représentants. Enverront-ils à la fois un homme et une antilope ? S'ils envoient des lapins qui ne parlent pas français, comment fera-t-on pour les comprendre ? Comment empêcher qu'on les mange ! Où découvrir des interprètes, des dictionnaires ? L'avenir est gros de difficultés.
Cette aventure prouve que les problèmes de l'Afrique noire sont d'une extrême complication. Ceux qui s'en tirent encore le mieux, ce sont encore les nègres. Ils se traitent aux-mêmes. Pris entre leur âme noire, leur âme blanche et leur âme lapin (leur âme noire qui leur vient de leur mère, leur âme blanche qui leur vient d'Europe, leur âme lapin qui leur vient de la nuit des grandes forêts) et obligés de faire fonctionner tout le temps l'âme blanche au détriment de l'âme lapin par les nécessités de la vie, ils rétablissent l'équilibre en livrant de temps en temps l'âme blanche aux férocités de l'âme lapin, à ses fantaisies sanguinaires, ses magies et ses liturgies. Ensuite, purgés, ils vivent en paix sur l'âme noire : elle les assied dans la poussière, en robe blanche et les jambes croisées, au milieu d'un nuage de mouches où ils vendent, rient, volent, trichent et rendent la fausse monnaie en toute conscience professionnelle, comme de vrais Européens. Pour parvenir à ces hauteurs sereines, la confrérie des "maîtres-fous" va se délivrer de temps en temps de ses complexes dans une clairière de la forêt. Il faut voir ce sabbat. La vie européenne s'y trouve représentée, divinisée, diabolisée, guignolisée, schématisée par trois personnages essentiels : le "capalgaldi" (ou caporal de garde), la locomotive et le gouverneur. Le capalgaldi porte une espèce de ruban rouge, la locomotive va et vient en faisant "pou-papou-papapou-papoupou", tantôt en avançant et tantôt en reculant, le gouverneur engueule tout le monde, convoque des fonctionnaires et signe des papiers. Tout ça pendant toute la journée, sans un arrêt, en bavant de l'écume. En deux minutes on en a le vertige. C'est le carrousel de la vie blanche ; ils y font tourner le fonctionnaire ; comme un dieu ? on ne sait ; comme un diable ? sans doute ; comme une figure de kermesse ? comme une icône ? comme un monstre sacré ? ... De toute façon comme un cheval de bois. On éprouve l'impression qu'il s'agit dans ces jeux d'une mythologie parodique ; ils divinisent peut-être pour profaner plus fort ; les "maîtres-fous" se débarrassent de l'Europe par convulsion et force centrifuge. Ils s'en font pour un jour une toupie à fouet. Sur quoi ils forment le cercle et égorgent un chien, tombent dessus en bavant, boivent le sang aux plaies et envoient des morceaux aux frères qui ne sont pas là. Ces rites se déroulent à Accra, la capitale de la Gold Coast. On en a fait Les Maîtres-Fous, un prodigieux documentaire. Le lendemain de ces festins de chien, les maîtres-fous redeviennent des gens charmants, gracieux et sages, des pères de famille distingués. Ils vendent la datte en citant des proverbes, guident l'enfant, châtient l'épouse, honorent le pauvre et ne mangeraient de missionnaire que dans une assiette essuyée."
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