Le musicien Yannick Dauby vit à Taïwan où il mène de front de nombreuses activités liées à la collecte de sons (audio-naturalisme, composition, réflexion théorique...). Il est par ailleurs l’initiateur de la plateforme Kalerne, une mine pour qui s'intéresse à la phonographie, au paysage sonore ou à l'écoute des mondes animaux. Sorti début 2012, son disque Taî-pak thiaⁿ saⁿ piàn (édité conjointement par Kalerne et atelier hui-kan) est incontestablement un de nos préférés de l'année. Il présente trois œuvres (Nous, les défunts - Taipei 2030 - Ketagalan) composées à partir d'enregistrements de terrain. Nous, les défunts peut être écouté ici sur le site de Silence Radio, organisation pour laquelle la composition a été commandée en 2008. Yannick Dauby a répondu ici à quelques questions, ce pour quoi nous le remercions.
Les trois photographies ci-dessus illustrant Nous, les défunts sont issues du site de Kalerne.
L’interaction
entre les mondes sonores humains et animaux semble être une de vos
préoccupations. Par exemple, la composition Nous, les défunts (reprise
sur l’album Taî-pak thiaⁿ saⁿ piàn) présente à l’auditeur un montage
captivant de sons issus d’une procession liée à des rites funéraires (captée à
Taiwan) et des chants de cigales. Ce jeu procède-t-il d’une volonté de
brouiller les pistes en matière de perception du dualisme nature/culture dont
par exemple Philippe Descola (et son ouvrage Par-delà nature et culture)
s’est fait le théoricien ?
Je
suis effectivement à la recherche de points de rencontre, de croisements. Mais
souvent, ils n'existent que sous un aspect symbolique.
Cet
ouvrage de Philippe Descola est fascinant dans les modèles qu'il propose et
cette lecture m'avait largement inspiré, pour ne pas dire éclairé. Je dois
néanmoins rester un peu plus humble : "Nous, les défunts", comme les
deux autres pièces de ce disque, ne sont que des rêveries. Je ne connais aucune
forme d'interaction entre les processions rituelles taoïstes et les chants de
reproduction de cigales. En fait, ces deux mondes s'ignorent, ce sont des
Umwelt sans intersection. Ce qui les a associés, c'est l'ironie d'une écoute et
la magie du mixage audio. Outre la surprenante compatibilité de ces matériaux
sonores, j'avais envie de jouer avec les cycles de vie et de mort. En été, les
défunts reviennent en ville et pour quelques semaines ils sont accueillis par
les habitants, avant d'être renvoyés dans le monde des morts. Les cigales
sortent de terre où elles passent la plupart de leur vie d'insecte et chantent
ensemble pour quelques jours, jusqu'à leur chute finale.
Dans
le monde chinois, les animaux ont un rôle symbolique bien souvent lié au
langage, parlé ou écrit. La nature est traitée par couches successives
d'interprétations. Peut-être cela a-t-il influencé ma démarche pour cette pièce
sonore. À Taipei, on est bien loin de cette écoute phénoménologique qu'a décrite
Steven Feld en étudiant le peuple Kaluli dans les forêts du mont Bosavi…
Toujours
pour rester sur cette idée de dépassement, je suis très sensible au fait que vous
soyez autant impliqué dans la composition que dans l’audio-naturalisme. J’ai
l’intuition que ces deux domaines se chevauchent, mais je voudrais savoir
comment vous vous situez par rapport à ces deux champs d’activité a priori
distincts ? Par ailleurs, pour ces deux domaines, pourriez-vous expliquer
en quoi les pratiques sur le terrain et dans le studio se ressemblent et se
distinguent ?
Je
suis entré dans l'audio-naturalisme (puisqu'il faut désormais l'appeler ainsi)
par la porte de l'acousmatique. Un grésillement capté en ondes courtes, un
grattement de capteurs piezo-électriques ou une stridulation d'insectes étaient
alors pour moi équivalents en terme de musicalité. Assez bizarrement, ce sont
mes fragments d'étude de l'ethnomusicologie qui m'ont amené à réfléchir sur ces
"noms" (en nomenclature linnéenne si possible) avec lesquels on
étiquette les sons : quand une voix animale porte un nom, je me demande de
quelle vie elle parle. C'est comme cela que je me suis intéressé brièvement aux
oiseaux en France (je suis un piètre ornithologue) et aux amphibiens de Taiwan
plus récemment (avec lesquels j'ai peut-être plus d'affinités).
En
fait une grande part de mon travail de composition se fait sur le terrain,
casque sur les oreilles, au moment où j'appuie sur le bouton arrêt de mon
enregistreur. Les sensations sont encore vives, et beaucoup d'associations
d'idées ont lieu à ce moment-là.
Je
ne connais qu'une seule manière d'enregistrer les sons. Et j'ai toujours aimé
l'idée de collectage : mes parents étaient géologues amateurs, la maison était
remplie de cailloux divers et variés. Je collecte des sons, pour des raisons multiples.
Même si les intentions et le contexte de travail varient énormément, j'ai
toujours la même attitude gourmande avec un microphone (les oreilles plus
grosses que le ventre). Le studio c'est une sorte de fermentation artificielle
des sons récoltés. Peu m'importe le temps passé, s'il s'agit d'une simple
sélection parmi des matériaux pour en tirer une phonographie naturaliste, ou
s'il s'agit d'une réinterprétation complète : je suis face aux haut-parleurs et
pour la première fois les sons obtiennent une autonomie.
La
différence du studio par rapport à la prise de sons, c'est qu'il y a une
multitude d'écoutes, parfois simultanées. C'est alors que les décisions, les
choix se font. Je trie parmi ces écoutes, et par conséquence, le travail prend
une direction plus ou moins musicale, plus ou moins documentaire, plus ou moins
naturaliste. La plupart du temps c'est un hybride qui sort du studio.
La
phonographie (c’est-à-dire « l'activité de captation et de fixation des
phénomènes sonores » pour reprendre votre définition) est pour moi une entreprise
souvent mélancolique en ce qu’elle fixe les traces d’un espace sonore éteint
dès lors qu’il est capté. Etes-vous sensible à cette fonction mémorielle de
l’enregistrement, que ce soit d’un point de vue écologique, historique ou
anthropologique ? Je pense par exemple à votre beau projet Village,
Vestiges (Shejingren, 2009), issu d'une collaboration avec Wan-Shuen Tsai,
présentant des photographies et des captations sonores de maisons vides d'un
village d'Auvergne et d'habitations traditionnelles abandonnées de l'archipel
de Peng-Hu à Taïwan.
J'enregistre
pour produire de l'écoute. Je ne suis pas un archiviste, mais j'aime à
construire des situations de partage des sons qui ont une importance à mes
oreilles.
Il
m'arrive de travailler en collaboration avec des naturalistes : avec eux, j'ai
eu accès à quelques milieux naturels, un accès basé sur la connaissance et la
documentation. J'enregistre et partage mes enregistrements pour proposer un
accès sensible, sensoriel à ces mêmes milieux.
De
la même manière, lorsque je collabore avec des communautés à Taiwan (chez les
Hakka ou les Atayal par exemple), je n'enregistre pas "pour les
générations futures", mais pour les gens que je rencontre, à qui je donne
à entendre ce qui existe et qui peut être encore transmis oralement. Je crois
beaucoup au rôle de catalyseur de la prise de sons : par exemple après avoir
insisté pour enregistrer un groupe de Bayin (musique traditionnelle d'origine
chinoise, présente chez les Hakkas de Taiwan), les musiciens dont la moyenne
d'âge est assez élevée ont repris leurs activités. Alors qu'ils avaient
interrompu leur pratique régulière pendant plusieurs années, suite à la
publication du CD que nous avons produit ensemble, il y a un net regain
d'attention et des tentatives pour former des enfants à cette forme musicale.
Je
pense la phonographie comme une activité de médiation et d'interprétation
plutôt qu'une pratique de la mémoire. Dans le cas des maisons traditionnelles
de Peng-Hu, il y a une urgence extrême pour sauver ce patrimoine architectural
incroyable (les maisons sont construites en blocs de corail). Ce travail nous a
permis parfois de pouvoir sensibiliser à l'environnement naturel et aux
spécificités culturelles de l'archipel.
Que
ce soit pour le compositeur ou l’audio-naturaliste, une écoute adéquate semble
être la condition sine qua non de tout travail d’investigation sonore. Comment
pourriez-vous définir cet état de disponibilité et de concentration que
constitue une ‘bonne’ écoute sur le terrain ? Pourriez-vous par ailleurs
raconter une expérience d’écoute particulièrement marquante ?
Il
m'est difficile de décrire ce que devrait être une telle écoute. Par contre je
peux facilement dire ce que je recherche : sur le terrain, tout comme en
studio, il se produit parfois une augmentation de la sensibilité. Cela passe
par les canaux auditifs pour finir par un picotement sur les épaules. Ce moment
où l'on oublie un peu les raisons d'être ici ou là. Il y a un véritable plaisir
sensuel de la prise de son. L'audio-naturaliste passe quand même une grande
partie de son temps à écouter des chants de séduction ! Je suis le plus
concentré lorsque je fonctionne de manière non-préméditée, sans anticiper cette
situation sonore que j'essaie de capter, la perception du temps peut enfin s'estomper
: l'audition se rapproche alors plus de l'odorat que de la vision.
Récemment
je me suis penché (littéralement) sur des sources de gaz soufré à Yangmingshan,
dans les montagnes au nord de Taipei. Les solfatares sont des grands ennemis de
l'équipement audio-visuel, aussi j'avais du mal à rester concentré. Je me suis
approché (un peu trop peut-être) d'une sorte de cheminée géante constituée de
matière grisâtre et friable d'où sortaient des fumerolles assez violentes. Sous
mes semelles chaudes, je sentais une vibration légère et dans mon casque un
énorme souffle me remplissait l'esprit. La plus petite oscillation de la perche
provoquait un changement de perspective et en même temps le vent sifflait en
jouant avec le biseau de la cheminée. Tout ça me dépassait largement, en
dimensions, en imaginaire et en sensations.
3 commentaires:
Yannick est un remarquable preneur de son, avec un extraordinaire sens de l'analyse du terrain. Discret et passionné il porte sur l'environnement une écoute aussi poétique que pertinente. Ses enregistrements nous immergent de facto dans des ambiances parfois dépaysantes et parfois où l'on se retrouve "comme chez soi". Sans aucun doute un travail emblématique d'une jeune génération d'usager sonore du Monde.
interview très riche d'éclairages, merci Alexandre ! pour info, son dernier opus est maintenant disponible chez nous.
Je me réjouis d'écouter ça !
A très bientôt...
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